Twin Oaks
Publié : 08 déc. 2019, 23:06
Voyage en utopie : à Twin Oaks, une vie hippie mais pas trop
Non loin de Washington, une communauté autosuffisante s’est installée en pleine nature, il y a cinquante ans. Travail collectif, biens en commun et amour libre constituent son identité. Moment d’échange lors du traditionnel brunch du dimanche
Le dimanche, jour de brunch, est sacré pour la communauté de Twin Oaks. Les yeux rivés sur son omelette, Keenan fait mine de s'abîmer dans d'intenses réflexions. « Quelle quête personnelle m'a mené dans ce repaire collectiviste ? ironise ce charpentier de 58 ans aux airs de gentleman farmer. Je voulais avant tout rendre dingue mon père. Il travaillait à la CIA et avait voué sa vie à combattre le communisme. On ne peut pas imaginer plus belle rébellion. »
Au début des années 1980, l'étudiant paumé rallie cette enclave du comté de Louisa, en Virginie, à moins de trois heures de route de Washington. Il n'imaginait pas alors qu'il vivrait toujours, trentecinq ans plus tard, au coeur de ces 160 hectares de prés et de forêts, constellés de fermes, d'ateliers et de maisons en bois bucoliques, qui constituent l'une des plus anciennes utopies américaines.
Fondée en juin 1967 au début de l'époque hippie par huit émules de B. F. Skinner (1904-1990), un psychologue comportementaliste, Twin Oaks a fait l'objet, à son ouverture, d'une enquête du FBI, qui voyait en elle un nid de subversifs.
Aujourd'hui,en regardant les « Oakies », comme s'appellent la centaine de membres de la communauté, défiler dans le réfectoire, on cherche en vain l'emprise d'un gourou, d'une religion ou d'un dogme.
Twin Oaks a vu le jour en 1967, à la naissance du mouvement hippie.
Végétariens ou carnivores, divas enturbannées ou binoclards en bermuda attaquent les buffets pantagruéliques. L'ambiance conviviale, la course des gamins à vélo, les départs d'excursions évoquent plus un club de vacances que les années Katmandou. Et la diversité des looks, des âges ou des origines présente un autre visage de l'Amérique.
« On accepte le tout-venant, ici, plaisante Valerie, une Canadienne arrivée il y a vingt-cinq ans. Il suffit de prendre rendez-vous pour faire un tour des lieux, et selon la liste d'attente du moment, commencer un essai de trois semaines avant approbation par vote de la communauté. »
Au nom de l'égalité, tout nouveau membre doit tirer un trait sur ses possessions : vendre ou donner sa voiture, bloquer ses comptes en banque pour tirer sa subsistance de la communauté. La nourriture est fournie, comme les vêtements, l'assurance médicale, et le logement, assuré dans les confortables chambres individuelles situées dans des unités collectives.
En échange, un « Oakie » doit quarante-deux heures de travail par semaine, à effectuer dans les classes de l'école, les champs ou les cuisines, voire s'investir dans les activités commerciales de la communauté. L'usine de tofu produit une tonne par jour de cette pâte de soja chère aux végétariens.
Jusqu'à la fin de son contrat avec le magasin d'ameublement Pier Import, en 2004, Twin Oaks tissait 30 000 hamacs par an. La communauté, qui en fabrique toujours mais à bien moindre échelle, les vend désormais sur les marchés d'artisanat de la région.
Depuis, elle s'est spécialisée dans l'indexation de livres, la maîtrise d'oeuvre de chantiers et la fabrication de meubles.
Logés, nourris et habillés, les « Oakies » travaillent quarante-deux heures par semaine pour la collectivité.
Organisation et cohésion
Chaque membre peut changer de fonction à volonté, sans déroger à un régime unique. Soit trois semaines de vacances et 100 dollars mensuels en espèces, dépensés en cigarettes, en babioles, en bières et frais de transports.
« Ici, faire des affaires n'est pas un but en soi, rappelle Purl, l'ébéniste, chargé ce jour-là d'entreposer les stères de bois nécessaires au chauffage du prochain hiver. Juste un moyen de poursuivre notre histoire. »
Si Twin Oaks reste ce lieu unique cinquante ans après sa création, « c'est surtout que nous ne sommes pas une bande de hippies déboussolés, explique Valerie. Notre cohésion et l'organisation du travail garantissent le bon fonctionnement de notre agriculture et de nos productions ».
Les drogues sont interdites, essentiellement en raison des risques légaux qu'elles feraient courir au groupe. Toute à sa contre-culture, Twin Oaks n'est pas pour autant coupée du monde. Plusieurs membres ont manifesté à Charlottesville, la grande ville la plus proche, pour dénoncer le rassemblement des néo-nazis, en août 2017.
Et si la télé a toujours été bannie par consensus, il reste le Wi-Fi. Adder, le prof de maths de l'école communautaire, ne décolère pas lorsque ses camarades s'isolent pour regarder la série Game of Thrones sur leurs ordinateurs...
Autre point sensible, le polyamour, que pratique un tiers des « Oakies ». « Le mariage, la monogamie et le célibat ne sont pas des modèles dominants de relations à Twin Oaks », écrivait déjà Kat Kinkade, l'une des fondatrices, en 1992. Plus de vingt-cinq ans après, ce mode de vie provoque quelques réactions de jalousie et de possessivité. Le paradis n'est pas sans épines...
Ici, pas de télé. Les enfants débordent d'inventivité.
Twin Oaks
en Virginie (Etats-Unis), à environ 150 kilomètres au sud de Washington D. C.
90 membres adultes et 15 enfants.
Devise Coopération, partage, non-violence, égalité et écologie.
Voyage en utopie : à Twin Oaks, une vie hippie mais pas trop
Non loin de Washington, une communauté autosuffisante s’est installée en pleine nature, il y a cinquante ans. Travail collectif, biens en commun et amour libre constituent son identité. Moment d’échange lors du traditionnel brunch du dimanche
Le dimanche, jour de brunch, est sacré pour la communauté de Twin Oaks. Les yeux rivés sur son omelette, Keenan fait mine de s'abîmer dans d'intenses réflexions. « Quelle quête personnelle m'a mené dans ce repaire collectiviste ? ironise ce charpentier de 58 ans aux airs de gentleman farmer. Je voulais avant tout rendre dingue mon père. Il travaillait à la CIA et avait voué sa vie à combattre le communisme. On ne peut pas imaginer plus belle rébellion. »
Au début des années 1980, l'étudiant paumé rallie cette enclave du comté de Louisa, en Virginie, à moins de trois heures de route de Washington. Il n'imaginait pas alors qu'il vivrait toujours, trentecinq ans plus tard, au coeur de ces 160 hectares de prés et de forêts, constellés de fermes, d'ateliers et de maisons en bois bucoliques, qui constituent l'une des plus anciennes utopies américaines.
Fondée en juin 1967 au début de l'époque hippie par huit émules de B. F. Skinner (1904-1990), un psychologue comportementaliste, Twin Oaks a fait l'objet, à son ouverture, d'une enquête du FBI, qui voyait en elle un nid de subversifs.
Aujourd'hui,en regardant les « Oakies », comme s'appellent la centaine de membres de la communauté, défiler dans le réfectoire, on cherche en vain l'emprise d'un gourou, d'une religion ou d'un dogme.
Twin Oaks a vu le jour en 1967, à la naissance du mouvement hippie.
Végétariens ou carnivores, divas enturbannées ou binoclards en bermuda attaquent les buffets pantagruéliques. L'ambiance conviviale, la course des gamins à vélo, les départs d'excursions évoquent plus un club de vacances que les années Katmandou. Et la diversité des looks, des âges ou des origines présente un autre visage de l'Amérique.
« On accepte le tout-venant, ici, plaisante Valerie, une Canadienne arrivée il y a vingt-cinq ans. Il suffit de prendre rendez-vous pour faire un tour des lieux, et selon la liste d'attente du moment, commencer un essai de trois semaines avant approbation par vote de la communauté. »
Au nom de l'égalité, tout nouveau membre doit tirer un trait sur ses possessions : vendre ou donner sa voiture, bloquer ses comptes en banque pour tirer sa subsistance de la communauté. La nourriture est fournie, comme les vêtements, l'assurance médicale, et le logement, assuré dans les confortables chambres individuelles situées dans des unités collectives.
En échange, un « Oakie » doit quarante-deux heures de travail par semaine, à effectuer dans les classes de l'école, les champs ou les cuisines, voire s'investir dans les activités commerciales de la communauté. L'usine de tofu produit une tonne par jour de cette pâte de soja chère aux végétariens.
Jusqu'à la fin de son contrat avec le magasin d'ameublement Pier Import, en 2004, Twin Oaks tissait 30 000 hamacs par an. La communauté, qui en fabrique toujours mais à bien moindre échelle, les vend désormais sur les marchés d'artisanat de la région.
Depuis, elle s'est spécialisée dans l'indexation de livres, la maîtrise d'oeuvre de chantiers et la fabrication de meubles.
Logés, nourris et habillés, les « Oakies » travaillent quarante-deux heures par semaine pour la collectivité.
Organisation et cohésion
Chaque membre peut changer de fonction à volonté, sans déroger à un régime unique. Soit trois semaines de vacances et 100 dollars mensuels en espèces, dépensés en cigarettes, en babioles, en bières et frais de transports.
« Ici, faire des affaires n'est pas un but en soi, rappelle Purl, l'ébéniste, chargé ce jour-là d'entreposer les stères de bois nécessaires au chauffage du prochain hiver. Juste un moyen de poursuivre notre histoire. »
Si Twin Oaks reste ce lieu unique cinquante ans après sa création, « c'est surtout que nous ne sommes pas une bande de hippies déboussolés, explique Valerie. Notre cohésion et l'organisation du travail garantissent le bon fonctionnement de notre agriculture et de nos productions ».
Les drogues sont interdites, essentiellement en raison des risques légaux qu'elles feraient courir au groupe. Toute à sa contre-culture, Twin Oaks n'est pas pour autant coupée du monde. Plusieurs membres ont manifesté à Charlottesville, la grande ville la plus proche, pour dénoncer le rassemblement des néo-nazis, en août 2017.
Et si la télé a toujours été bannie par consensus, il reste le Wi-Fi. Adder, le prof de maths de l'école communautaire, ne décolère pas lorsque ses camarades s'isolent pour regarder la série Game of Thrones sur leurs ordinateurs...
Autre point sensible, le polyamour, que pratique un tiers des « Oakies ». « Le mariage, la monogamie et le célibat ne sont pas des modèles dominants de relations à Twin Oaks », écrivait déjà Kat Kinkade, l'une des fondatrices, en 1992. Plus de vingt-cinq ans après, ce mode de vie provoque quelques réactions de jalousie et de possessivité. Le paradis n'est pas sans épines...
Ici, pas de télé. Les enfants débordent d'inventivité.
Twin Oaks
en Virginie (Etats-Unis), à environ 150 kilomètres au sud de Washington D. C.
90 membres adultes et 15 enfants.
Devise Coopération, partage, non-violence, égalité et écologie.
Voyage en utopie : à Twin Oaks, une vie hippie mais pas trop