Damien et Zola

Analyse stylistique, références, que nous cache son Art ?
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Digitalis
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La Neige. Damien Saez ..... La Neige. Emile Zola

https://www.retronews.fr/journal/le-fig ... 41&index=8

L'avenue de l'Opéra sous la neige. Camille Pissaro
L'avenue de l'Opéra sous la neige. Camille Pissaro.jpg
Paris sous la neige. Gustave Caillebotte.
Paris sous la neige. Gustave Caillebotte.jpg
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Magnifique texte pour un magnifique thème
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Une page d’amour était soit disant une pause dans le naturisme noir et brutal de Zola… résumé par Zola lui même : " C’est un peu popote, un peu jeanjean ; mais cela se boira agréablement, je crois. Je veux étonner les lecteurs de L’Assommoir par un livre bonhomme. Je suis enchanté quand j’ai écrit une bonne petite page naïve, qui a l’air d’avoir seize ans. Pourtant, je n’affirme pas que, çà et là, un pet-en-l’air ne m’enlève pas dans des choses peu honnêtes. Mais c’est là l’exception. Je convoque les lecteurs à une fête de famille, où l’on rencontrera des bons cœurs".

C’est un drame en cinq parties, chacune avec un tableau météorologique poétique et chantant, mettant en scène un Paris métaphorique, une description des toits de Paris sous un ciel évoquant l’état émotionnel de l’une ou l’autre des deux héroïnes principales en pleine introspection (à la fenêtre de leur appartement sur les hauteurs de Passy dominant Paris coupé par la Seine). Paris sous un orage pluvieux, Paris blanc de neige, Paris clair et gai aux premiers rayons de mai, Paris flamboyant au crépuscule, Paris by night.
" J’ai l’idée de faire un beau et large roman, de dix feuilles, avec cinq ou six personnages au plus, de façon à pouvoir étudier en pied et complètement ces personnages. Je veux les mettre dans un beau décor, simple et toujours le même, avec cinq ou six grands effets de paysage, revenant comme un chant, toujours le même. Je veux que le style soit large, simple, magistral et pur. "Documents préparatoires d’Une page d’amour, BNF. E. Zola
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« Hélène, depuis huit jours, avait cette distraction du grand Paris élargi devant elle. Jamais elle ne s’en lassait. Il était insondable et changeant comme un océan, candide le matin et incendié le soir, prenant les joies et les tristesses des cieux qu’il reflétait. Un coup de soleil lui faisait rouler des flots d’or, un nuage l’assombrissait et soulevait en lui des tempêtes. Toujours, il se renouvelait : c’étaient des calmes plats, couleur orange, des coups de vent qui d’une heure à l’autre plombaient l’étendue, des temps vifs et clairs allumant une lueur à la crête de chaque toiture, des averses noyant le ciel et la terre, effaçant l’horizon dans la débâcle d’un chaos."

Zola y écrit l'histoire dramatique de passions, d'un triangle amoureux inhabituel et surprenant où l’amour tyrannique d’une fillette pour sa mère fait exploser un adultère passionné. Il y met en opposition l’amour de la mère et celui de l’amante.
« Voici ce que je désirerais comme sujet. Une passion. De quoi se compose une grande passion. Naissance de la passion, comment elle croît, quels effets elle amène dans l’homme et dans la femme, ses péripéties, enfin comment elle finit. En un mot, étudier la passion, ce que je n’ai pas encore fait, mais l’étudier comme personne ne l’a encore fait, l’analyser de tout près, la toucher du doigt et la montrer. Faire l’histoire générale de l’amour en notre temps, sans mensonge de poète, sans parti pris de réaliste. Étudier dans le ménage ces trois figures : la femme, l’amant, le mari, l’enfant. À peine deux autres personnages secondaires. Tout le mérite devrait être dans le côté général de l’œuvre. Il faudrait que tout le monde s’y reconnût. […]Mon sujet devient celui-ci : Passion, c’est-à-dire le coup de la passion dans une nature honnête et un peu froide ; la passion dans le sens de la souffrance, les quelques joies aigues et les déchirements profonds ; un calvaire. […]Tout le livre doit se passer sans éclat, sous la chair, une furieuse lutte à l’intérieur et la surface calme, polie, comme dans la vie de tous les jours. » Documents préparatoires d’Une page d’amour, E. Zola

Deux chansons de Damien me font penser à ce roman: Matins de pluie et Matins de neige.

En détail, l’héroïne principale est Hélène Mouret. Récemment emménagée à Paris, elle devient veuve d’un homme qu’elle n’a jamais vraiment aimé, avec qui elle a eu une fille, Jeanne. Elles vivent une vie isolée et paisible, enfermées dans leur appartement à contempler la vue panoramique sur un Paris immense et inconnu. Hélène ne vit que pour sa fille, leur relation mère-fille est intense. Jeanne est une fillette délicate, nerveuse, aimant sa mère d’une grande passion doublée d’une jalousie étouffante, à l’origine de crises intenses et régulières, exagérées et théâtralisées.
Femme et enfant sur un balcon. Berthe Morisot.jpg
Femme et enfant sur un balcon. B Morisot
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on regarde les quais on se souvient des jours
tu disais tu m’aimais comme on chante l’amour
quand tu faisais sourire
qu’on s’était fait au coin d’une rue en passant
ces choses de l’humain qui font l’amour si grand
si grand qu’on en fait des empires
(Matins de pluie)
Maintenant, Hélène, d’un coup d’œil paresseusement promené, embrassait Paris entier. Des vallées s’y creusaient, que l’on devinait aux mouvements des toitures ; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des Grands Boulevards dévalait comme un ruisseau, où s’engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait même plus les tuiles. À cette heure matinale, le soleil oblique n’éclairait point les façades tournées vers le Trocadéro. Aucune fenêtre ne s’allumait. Seuls, des vitrages, sur les toits, jetaient des lueurs, de vives étincelles de mica, dans le rouge cuit des poteries environnantes. Les maisons restaient grises, d’un gris chauffé de reflets ; mais des coups de lumière trouaient les quartiers, de longues rues qui s’enfonçaient, droites devant Hélène, coupaient l’ombre de leurs rais de soleil. À gauche seulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du Père-Lachaise bossuaient l’immense horizon plat, arrondi sans une cassure. Les détails si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables des cheminées, les petites hachures noires des milliers de fenêtres, s’effaçaient, se chinaient de jaune et de bleu, se confondaient dans un pêle-mêle de ville sans fin, dont les faubourgs hors de la vue semblaient allonger des plages de galets, noyées d’une brume violâtre, sous la grande clarté épandue et vibrante du ciel. Hélène, toute grave, regardait, lorsque Jeanne entra joyeusement. – Maman, maman, vois donc ! L’enfant tenait un gros paquet de giroflées jaunes. Et elle raconta, avec des rires, qu’elle avait guetté Rosalie rentrer des provisions, pour voir dans son panier. C’était sa joie de fouiller dans ce panier. – Vois donc, maman ! Il y avait ça, au fond... Sens un peu, la bonne odeur ! Les fleurs fauves, tigrées de pourpre, exhalaient une senteur pénétrante, qui embaumait toute la chambre. Alors, Hélène, d’un mouvement passionné, attira Jeanne contre sa poitrine, pendant que le paquet de giroflées tombait sur ses genoux. Aimer, aimer ! certes, elle aimait son enfant. N’était-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-là ? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son éternité qu’aucune lassitude ne pouvait rompre. Et elle serrait davantage sa fille, comme pour écarter des pensées qui menaçaient de la séparer d’elle. Cependant, Jeanne s’abandonnait à cette aubaine de baisers. Les yeux humides, elle se caressait elle-même contre l’épaule de sa mère, avec un mouvement câlin de son cou délicat. Puis, elle lui passa un bras à la taille, elle resta là, bien sage, la joue appuyée sur son sein. Entre elles, les giroflées mettaient leur parfum. Longtemps, elles ne parlèrent pas. Jeanne, sans bouger, demanda enfin à voix basse : – Maman, tu vois, là-bas, près de la rivière, ce dôme qui est tout rose... Qu’est-ce donc ? C’était le dôme de l’Institut. Hélène, un instant, regarda, parut se consulter. Et, doucement : – Je ne sais pas, mon enfant. La petite se contenta de cette réponse, le silence recommença. Mais elle posa bientôt une autre question. – Et là, tout près, ces beaux arbres ? repritelle, en montrant du doigt une échappée du jardin des Tuileries. – Ces beaux arbres ? murmura la mère. À gauche, n’est-ce pas ?... Je ne sais pas, mon enfant. – Ah ! dit Jeanne. Puis, après une courte rêverie, elle ajouta, avec une moue grave : – Nous ne savons rien. Elles ne savaient rien de Paris, en effet. Depuis dix-huit mois qu’elles l’avaient sous les yeux à toute heure, elles n’en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles étaient descendues dans la ville ; mais, remontées chez elles, la tête malade d’une telle agitation, elles n’avaient rien retrouvé, au milieu du pêle-mêle énorme des quartiers. Jeanne, pourtant, s’entêtait parfois. – Ah ! tu vas me dire ! demanda-t-elle. Ces vitres toutes blanches ?... C’est trop gros, tu dois savoir. Elle désignait le palais de l’industrie. Hélène hésitait. – C’est une gare... Non, je crois que c’est un théâtre... Elle eut un sourire, elle baisa les cheveux de Jeanne, en répétant sa réponse habituelle : – Je ne sais pas, mon enfant. Alors, elles continuèrent à regarder Paris, sans chercher davantage à le connaître. Cela était très doux, de l’avoir là et de l’ignorer. Il restait l’infini et l’inconnu. C’était comme si elles se fussent arrêtées au seuil d’un monde, dont elles avaient l’éternel spectacle, en refusant d’y descendre. Souvent, Paris les inquiétait, lorsqu’il leur envoyait des haleines chaudes et troublantes. Mais, ce matin-là, il avait une gaieté et une innocence d’enfant, son mystère ne leur soufflait que de la tendresse à la face. Hélène reprit son livre, tandis que Jeanne, serrée contre elle, regardait toujours. Dans le ciel éclatant et immobile, aucune brise ne s’élevait. Les fumées de la Manutention montaient toutes droites, en flocons légers qui se perdaient très haut. Et, au ras des maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration de vie, faite de toute la vie enfermée là. La voix haute des rues prenait dans le soleil une mollesse heureuse. Mais un bruit attira l’attention de Jeanne. C’était un vol de pigeons blancs, parti de quelque pigeonnier voisin, et qui traversait l’air, en face de la fenêtre ; ils emplissaient l’horizon, la neige volante de leurs ailes cachait l’immensité de Paris.
Le roman commence par une nuit enneigée de février où Jeanne a une crise. Hélène va chercher son voisin pour la secourir, le Dr Henri Deberle. Coup de foudre réciproque, premiers regards annonciateurs de la passion à venir. « Éveil de l’amour »
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comme deux inconnus nous reparlons du temps
où l'on s'était connus sous la neige trébuchants
(Matins de neige)
« Un petit vent glacé soufflait ; elle marchait avec ses pantoufles dans une neige légère, tombée le soir. Et elle avait toujours devant elle sa fille, avec cette pensée d’angoisse qu’elle la tuait en ne trouvant pas tout de suite un médecin. […] Bientôt, le jour parut, un jour doux et gris sur la neige qui blanchissait les toitures. Le docteur alla fermer la fenêtre. […] Le docteur, qui ne l’avait point encore regardée, leva les yeux, et ne put s’empêcher de sourire, tant il la trouvait saine et forte. Elle sourit aussi, de son bon sourire tranquille. Sa belle santé la rendait heureuse. Cependant, il ne la quittait pas du regard. Jamais il n’avait vu une beauté plus correcte. Grande, magnifique, elle était une Junon châtaine, d’un châtain doré à reflets blonds. Quand elle tournait lentement la tête, son profil prenait une pureté grave de statue. Ses yeux gris et ses dents blanches lui éclairaient toute la face. Elle avait un menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Mais ce qui étonnait le docteur, c’était la nudité superbe de cette mère. Le châle avait encore glissé, la gorge se découvrait, les bras restaient nus. Une grosse natte, couleur d’or bruni, coulait sur l’épaule et se perdait entre les seins. Et, dans son jupon mal attaché, échevelée et en désordre, elle gardait une majesté, une hauteur d’honnêteté et de pudeur qui la laissait chaste sous ce regard d’homme, où montait un grand trouble. Elle-même, un instant, l’examina. Le docteur Deberle était un homme de trente-cinq ans, à la figure rasée, un peu longue, l’œil fin, les lèvres minces. Comme elle le regardait, elle s’aperçut à son tour qu’il avait le cou nu. Et ils restèrent ainsi face à face, avec la petite Jeanne endormie entre eux. »
Par la suite, en voulant remercier le Dr Deberle, elle rencontre sa femme, Juliette. Une « amitié » se crée entre elles, et Hélène passe de nombreux moments chez eux. Au fur e à mesures des rencontres, des rapports de plus en plus étroits se nouent entre Hélène et Henri, c’est une entente absolue, intime, venue du fond de leur être. Un amour non ouvertement avoué. Pour autant, elle refoule ce sentiment d’amour, préférant n’aimer que sa fille.
L’abbé Jouve propose à Hélène de se remarier avec Mr Rambaud. Elle refuse, croyant à la pureté des sentiments et à l’amour (réciproque) pour Henri.
Après une déclaration ouverte d’Henri « Je vous aime ! Oh ! je vous aime ! » Hélène quitte la raison pour la passion.

Mais Helene ne lui avoue pas son amour, car elle sent que sa paix est à ce prix. Ils s’aiment, mais ils ne se le diront pas, ils se contenteront de le savoir, d’une parole, d’un regard échangé. Puis, sous l’influence de l’abbé, la fille et la mère commencent à se rendre à l’église quotidiennement, Hélène pensant se repentir de sa passion.
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Et les amoureux fous sur les bancs des promesses
Et les amoureux fous ont le regard tristesse
Ont le regard des pluies
On se promène un jour sur le bord de l’église
On comprend tout à coup que la vie est promise
A des matins de pluie
(Matins de Pluie)


Hélène eut un sourire inconscient. Elle riait à ses tendresses. Qu’avait-elle besoin de connaître Henri ? Il lui semblait plus doux de l’ignorer, de l’ignorer à jamais, et de l’accueillir comme celui qu’elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi se serait-elle étonnée et inquiétée ? Il venait de se trouver à l’heure dite sur son chemin. Cela était bon. Sa nature franche acceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette pensée qu’elle aimait et qu’elle était aimée. Et elle se disait qu’elle serait assez forte pour ne pas gâter son bonheur. […] Elle l’avait deviné, à l’hosanna qu’elle entendait monter de toute l’église. Le souffle d’Henri lui semblait venir jusqu’à sa nuque sur l’aile des cantiques, et elle croyait voir derrière elle ses regards qui éclairaient la nef et l’enveloppaient, agenouillée, d’un rayon d’or. Alors, elle priait avec une ferveur si grande, que les paroles lui manquaient. Lui, très grave, avait la mine correcte d’un mari qui venait chercher ces dames chez Dieu, comme il serait allé les attendre dans le foyer d’un théâtre. Mais, quand ils se rejoignaient, au milieu de la lente sortie des dévotes, tous deux se trouvaient comme liés davantage, unis par ces fleurs et ces chants ; et ils évitaient de se parler, car ils avaient leurs cœurs sur les lèvres. […] Cependant, le prêtre, de cette voix monotone et douce que lui donnait l’habitude du confessionnal, chuchotait longuement à son oreille. Il l’avait avertie un soir, il lui avait bien dit que la solitude ne lui valait rien. On ne se mettait pas impunément en dehors de la vie commune. Elle s’était trop cloîtrée, elle avait ouvert la porte aux rêveries dangereuses. – Je suis bien vieux, ma fille, murmura-t-il, j’ai vu souvent des femmes qui venaient à nous, avec des larmes, des prières, un besoin de croire et de s’agenouiller... Aussi ne puis-je guère me tromper aujourd’hui. Ces femmes, qui semblent chercher Dieu si ardemment, ne sont que de pauvres cœurs troublés par la passion. C’est un homme qu’elles adorent dans nos églises... Elle ne l’écoutait pas, au comble de l’agitation, dans l’effort qu’elle faisait pour voir enfin clair en elle. L’aveu lui échappa, bas, étranglé. – Eh bien ! oui, j’aime... Et c’est tout. Ensuite, je ne sais plus, je ne sais plus... Maintenant, il évitait de l’interrompre. Elle parla dans la fièvre, par petites phrases courtes ; et elle prenait une joie amère à confesser son amour, à partager avec ce vieillard son secret qui l’étouffait depuis si longtemps. – Je vous jure que je ne puis lire en moi... Cela est venu sans que je le sache. Peut-être bien tout d’un coup. Pourtant, je n’en ai senti la douceur qu’à la longue... D’ailleurs, pourquoi me faire plus forte que je ne suis ? Je n’ai pas cherché à fuir, j’étais trop heureuse ; aujourd’hui, j’ai encore moins de courage... Voyez, ma fille a été malade, j’ai failli la perdre ; eh bien ! mon amour a été aussi profond que ma douleur, il est revenu tout-puissant après ces jours terribles, et il me possède, et je me sens emportée... Elle reprit haleine, frissonnante. – Enfin, je suis à bout de force... Vous aviez raison, mon ami, cela me soulage de vous confier ces choses... Mais, je vous en prie, dites-moi ce qui se passe au fond de mon cœur. J’étais si calme, j’étais si heureuse. C’est un coup de foudre dans ma vie. Pourquoi moi ? Pourquoi pas une autre ? car je n’avais rien fait pour cela, je me croyais bien protégée... Et si vous saviez ! Je ne me reconnais plus... Ah ! aidez-moi, sauvez-moi ! .
Jeanne est à nouveau malade et ne trouve un peu de calme que lorsque le docteur Deberle la soigne et reste près d’elle Quand il annonce à Hélène que Jeanne est sauvée, elle se jette à son cou, offrant son amour tout brûlant de sa reconnaissance.

Mais Jeanne a vu la scène, une ombre de méfiance, de colère et de jalousie blêmit son visage.


Et la convalescence de Jeanne est alors marquée par ses crises, remplies de jalousie, de rancune et de haine à l’encontre d’Henri. Jeanne se sent une maîtresse trahie par Henri et sa mère. Une violente colère fait trembler son cœur de femme. La passion de Jeanne devient violente.

Par la suite, Hélène sort urgemment de chez elle (pour une histoire parallèle d’adultère de la femme d’Henri) en repoussant violemment Jeanne. Meurtrie par ce geste, se sentant abandonnée, prise d’une violente jalousie mélancolique et suicidaire, Jeanne se met alors à sa fenêtre en contemplant Paris sous la pluie, en allongeant les bras pour sentir les gouttes sur elle, sentir le froid qui la pénètre. Et ce déluge sur Paris dans une ombre chaotique, c’est le désespoir et les idées noires envahissant le cœur de Jeanne. Les dégâts matériels de l’orage métaphorisent les dégâts psychologiques chez Jeanne.
Ce chapitre saisissant est bien illustré par la poignante Matins de pluie, dans ma tête.
Spoiler
mon amour est parti il m’a laissé ici
sur un quai de souffrance mon amour est parti
par un matin de pluie
(Matins de Pluie)
« Mais elle avait enfin son châle, elle le jetait sur ses épaules. Mon Dieu ! plus que douze minutes, juste le temps de courir. Elle irait là-bas, elle ferait quelque chose, n’importe quoi. En chemin, elle verrait. – Petite mère, emmène-moi, répétait Jeanne d’une voix de plus en plus basse et touchante. – Je ne puis t’emmener, dit Hélène. Je vais quelque part où les enfants ne vont pas... Donne-moi mon chapeau. Le visage de Jeanne avait blêmi. Ses yeux noircirent, sa voix devint brève. Elle demanda : – Où vas-tu ? La mère ne répondit pas, occupée à nouer les brides de son chapeau. L’enfant continuait : – Tu sors toujours sans moi, à présent... Hier, tu es sortie ; aujourd’hui, tu es sortie ; et voilà que tu t’en vas encore. Moi, j’ai trop de peine, j’ai peur ici, toute seule... Oh ! je mourrai, si tu me laisses. Entends-tu, je mourrai, petite mère... Puis, sanglotante, prise d’une crise de douleur et de rage, elle se cramponna à la jupe d’Hélène. – Voyons, lâche-moi, sois raisonnable, je vais revenir, répétait celle-ci. – Non, je ne veux pas... non, je ne veux pas.... bégayait l’enfant. Oh ! tu ne m’aimes plus, sans cela tu m’emmènerais... Oh ! je sens bien que tu aimes mieux les autres... Emmène-moi, emmène-moi, ou je vais rester là par terre, tu me retrouveras par terre... Et elle nouait ses petits bras autour des jambes de sa mère, elle pleurait dans les plis de sa robe, s’accrochant à elle, se faisant lourde pour l’empêcher d’avancer. Les aiguilles marchaient, il était trois heures moins dix. Alors, Hélène pensa que jamais elle n’arriverait assez tôt ; et, la tête perdue, elle repoussa Jeanne violemment, en criant : – Quelle enfant insupportable ! C’est une vraie tyrannie !... Si tu pleures, tu auras affaire à moi ! Elle sortit, referma rudement la porte. Jeanne avait reculé en chancelant jusqu’à la fenêtre, les larmes coupées par cette brutalité, raidie et toute blanche.
Spoiler
et si l’infini vire oui toujours au néant
oui s’il n’est rien de pire que de voir l’autre absent
que de voir l’autre qui est parti
(Matins de pluie)
Elle tendit les bras vers la porte, cria encore à deux reprises : « Maman ! maman ! » Et elle resta là, retombée sur sa chaise, les yeux agrandis, la face bouleversée par cette pensée jalouse que sa mère la trompait. Dans la rue, Hélène hâtait le pas. La pluie avait cessé ; seules de grosses gouttes, coulant des gouttières, lui mouillaient lourdement les épaules. Elle s’était promis de réfléchir dehors, d’arrêter un plan. Mais elle n’avait plus que le besoin d’arriver. Lorsqu’elle s’engagea dans le passage des Eaux, elle hésita une seconde. L’escalier se trouvait changé en torrent, les ruisseaux de la rue Raynouard débordaient et s’engouffraient. Il y avait, le long des marches, entre les murs resserrés, des rejaillissements d’écume ; tandis que des pointes de pavé miroitaient, lavées par l’averse. Un coup de lumière blafarde, tombant du ciel gris, blanchissait le passage, entre les branches noires des arbres. Elle retroussa à peine sa jupe, elle descendit. L’eau montait à ses chevilles, ses petits souliers manquèrent de rester dans les flaques ; et elle entendait autour d’elle, le long de la descente, un chuchotement clair, pareil au murmure des petites rivières qui coulent sous les herbes, au fond des bois. » […] Jeanne, les yeux sur la porte, restait dans le gros chagrin du brusque départ de sa mère. Elle tourna la tête, la chambre était vide et silencieuse ; mais elle entendait encore le prolongement des bruits, des pas précipités qui s’en allaient, un froissement de jupe, la porte du palier refermée violemment. Puis, il n’y avait plus rien. Et elle était seule. Toute seule, toute seule. Sur le lit, le peignoir de sa mère, jeté à la volée, pendait, la jupe élargie, une manche contre le traversin, dans l’attitude étrangement écrasée d’une personne qui serait tombée là sanglotante et comme vidée par une immense douleur. Des linges traînaient. Un fichu noir faisait par terre une tache de deuil. Dans le désordre des sièges bousculés, du guéridon poussé devant l’armoire à glace, elle était toute seule, elle sentait des larmes l’étrangler, en regardant ce peignoir où sa mère n’était plus, étiré dans une maigreur de morte. Elle joignit les mains, elle appela une dernière fois : « Maman ! maman ! » Mais les tentures de velours bleu assourdissaient la chambre. C’était fini, elle était seule. Alors, le temps coula.
Spoiler
on se retrouve un jour sur un bord de fenêtre
à regarder autour l’horizon des peut-être
dis-moi, tu reviendras
par un matin frapper à la porte du temps
de nos amours passés dans le cou tendrement
toi tu m’embrasseras
(Matins de pluie)
Trois heures sonnèrent à la pendule. Un jour bas et louche entrait par les fenêtres. Des nuées couleur de suie passaient, qui assombrissaient encore le ciel. À travers les vitres, couvertes d’une légère buée, on apercevait un Paris brouillé, effacé dans une vapeur d’eau, avec des lointains perdus dans de grandes fumées. La ville elle-même n’était pas là pour tenir compagnie à l’enfant, comme par ces clairs après-midi, où il lui semblait qu’en se penchant un peu, elle allait toucher les quartiers avec la main. Qu’allait-elle faire ? Ses petits bras désespérés se serrèrent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir, sans bornes, d’une injustice et d’une méchanceté qui l’enrageaient. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi vilain, elle pensait que tout allait disparaître, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elle aperçut près d’elle, dans un fauteuil, sa poupée, assise le dos contre un coussin, les jambes allongées, en train de la regarder, comme une personne. Ce n’était pas sa poupée mécanique, mais une grande poupée avec une tête de carton, des cheveux frisés, des yeux d’émail, dont le regard fixe la troublait parfois ; depuis deux ans qu’elle la déshabillait et la rhabillait, la tête s’était écorchée au menton et aux joues, les membres de peau rose bourrés de son avaient pris un alanguissement, une mollesse dégingandée de vieux linges. La poupée, pour le moment, était en toilette de nuit, vêtue d’une seule chemise, les bras disloqués, l’un en l’air, l’autre en bas. Alors Jeanne, en voyant que quelqu’un était avec elle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entre ses bras, la serra bien fort, tandis que la tête se balançait en arrière, le cou cassé. Et elle lui parlait, elle était la plus sage, elle avait bon cœur, jamais elle ne sortait et ne la laissait toute seule. C’était son trésor, son petit chat, son cher petit cœur. Toute frémissante, se retenant pour ne pas pleurer encore, elle la couvrit de baisers. Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poupée retomba sur son bras comme une loque. Elle s’était levée, elle regardait dehors, le front appuyé contre une vitre. La pluie avait cessé, les nuages de la dernière averse, emportés par un coup de vent, roulaient à l’horizon, vers les hauteurs du Père-Lachaise que noyaient des hachures grises ; et Paris, sur ce fond d’orage, éclairé d’une lumière uniforme, prenait une grandeur solitaire et triste. Il semblait dépeuplé, pareil à ces villes des cauchemars que l’on aperçoit dans un reflet d’astre mort.
Spoiler
moi depuis je suis là à guetter la fenêtre
à me dire oui qu’un jour, il reviendra peut-être
mon amour, mon infini […]
il reviendra un jour je le sais mon amour
il reviendra un jour car revienne toujours
oui, les matins de pluie […]
on repense à la vie à ce qu’on laisse ici
on repense aux amours à celui qu’est parti
on repense aux matins de pluie
à ce qu’on n’a pas vu des sanglots de l’hiver
aux amitiés perdues et puis aux êtres chers
aux jours mélancolie
(Matins de pluie)


Bien sûr, ce n’était guère joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu’elle avait aimés, depuis qu’elle était au monde. Son bon ami le plus ancien, à Marseille, était un gros chat rouge, qui pesait très lourd ; elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle le portait comme ça d’une chaise à une autre, sans qu’il se mit en colère ; puis, il avait disparu, c’était la première méchanceté dont elle se souvint. Ensuite, elle avait eu un moineau ; celui-là était mort, elle l’avait ramassé un matin par terre, dans la cage ; ça faisait deux. Elle ne comptait pas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutes sortes d’injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu’elle était trop bête. Une poupée surtout, pas plus haute que la main, l’avait désespérée en se laissant écraser la tête ; même elle la chérissait tant, qu’elle l’avait enterrée en cachette, dans un coin de la cour ; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l’ayant déterrée, elle s’était rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l’aimer les premiers. Ils s’abîmaient, ils partaient ; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc ? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, ça durait toute la vie. Elle ne comprenait pas l’abandon. Cela était une chose énorme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit cœur sans le faire éclater. Un frisson la prenait, aux pensées confuses, lentement éveillées en elle. Alors, on se quittait un jour, on s’en allait chacun de son côté, on ne se voyait plus, on ne s’aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et mélancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruautés de l’existence.
Spoiler
on regarde trottoir les enfants dans le loin
du matin jusqu’au soir oui qui sautent à pieds joints
dans les matins de pluie
(Matins de Pluie)


Cependant, son haleine avait encore terni la vitre. Elle effaça de la main la buée qui l’empêchait de voir. Des monuments, au loin, lavés par l’averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Des files de maisons, propres et nettes, avec leurs façades pâles, au milieu des toitures, semblaient des pièces de linge étendues, quelque lessive colossale séchant sur des prés à l’herbe rousse. Le jour blanchissait, la queue du nuage, qui couvrait encore la ville d’une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux du soleil ; et l’on sentait une gaieté hésitante au-dessus des quartiers, certains coins où le ciel allait rire. Jeanne regardait en bas, sur le quai et sur les pentes du Trocadéro, la vie des rues recommencer, après cette rude pluie, qui tombait par brusques averses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis ; tandis que les omnibus, dans le silence des chaussées encore désertes, passaient avec un redoublement de sonorité. Des parapluies se fermaient, des passants abrités sous les arbres se hasardaient d’un trottoir à l’autre, au milieu du ruissellement des flaques coulant aux ruisseaux. Elle s’intéressait surtout à une dame et à une petite fille très bien mises, qu’elle voyait debout sous la tente d’une marchande de jouets, près du pont. Sans doute, elles s’étaient réfugiées là, surprises par la pluie. La petite dévalisait la boutique, tourmentait la dame pour avoir un cerceau ; et toutes deux s’en allaient maintenant ; l’enfant qui courait, rieuse et lâchée, poussait le cerceau sur le trottoir.
Spoiler
comme un sanglot qui coule comme un sanglot qui fuit
quand soudain vient la houle dans nos yeux qui s’enfuient
comme un matin de pluie
vont du ciel à la terre vont les gouttes de pluie
pleurant dans les cimetières vont les cours de nos vies
vont nos mélancolies
(Matins de Pluie)


Alors, Jeanne redevint très triste, sa poupée lui parut affreuse. C’était un cerceau qu’elle voulait, et être là-bas, et courir, pendant que sa mère, derrière elle, aurait marché à petits pas, en lui criant de ne pas aller si loin. Tout se brouillait. À chaque minute, elle essuyait la vitre. On lui avait défendu d’ouvrir la fenêtre ; mais elle se sentait pleine de révolte, elle pouvait regarder dehors au moins, puisqu’on ne l’emmenait pas. Elle ouvrit, elle s’accouda comme une grande personne, comme sa mère, lorsqu’elle se mettait là et qu’elle ne parlait plus. L’air était doux, d’une douceur humide, qui lui semblait très bonne. Une ombre, peu à peu étendue sur l’horizon, lui fit lever la tête. Elle avait, au-dessus d’elle, la sensation d’un oiseau géant, les ailes élargies. D’abord, elle ne vit rien, le ciel restait clair ; mais une tache sombre se montra à l’angle de la toiture, déborda, envahit le ciel. C’était un nouveau grain poussé par un terrible vent d’ouest. Le jour avait baissé rapidement, la ville était noire, dans une lueur livide qui donnait aux façades un ton de vieille rouille. Presque aussitôt la pluie tomba. Les chaussées furent balayées. Des parapluies se retournèrent, des promeneurs, fuyant de tous côtés, disparurent comme des pailles. Une vieille dame tenait à deux mains ses jupons, tandis que l’averse s’abattait sur son chapeau avec une raideur de gouttière. Et la pluie marchait, on pouvait suivre le vol du nuage à la course furieuse de l’eau vers Paris : la barre des grosses gouttes enfilait les avenues des quais, dans un galop de cheval emporté, soulevant une poussière, dont la petite fumée blanche roulait au ras du sol avec une vitesse prodigieuse ; elle descendait les Champs-Élysées, s’engouffrait dans les longues rues droites du quartier Saint Germain, emplissait d’un bond les larges étendues, les places vides, les carrefours déserts. En quelques secondes, derrière cette trame de plus en plus épaisse, la ville pâlit, sembla se fondre. Ce fut comme un rideau tiré obliquement du vaste ciel à la terre. Des vapeurs montaient, l’immense clapotement avait un bruit assourdissant de ferrailles remuées. Jeanne, étourdie par la clameur, se reculait. Il lui semblait qu’un mur blafard s’était bâti devant elle. Mais elle adorait la pluie, elle revint s’accouder, allongea les bras, pour sentir les grosses gouttes froides s’écraser sur ses mains. Cela l’amusait, elle se trempait jusqu’aux manches. Sa poupée devait, comme elle, avoir mal à la tête. Aussi venait-elle de la poser à califourchon sur la barre, le dos contre le mur. Et, en voyant les gouttes l’éclabousser, elle pensait que ça lui faisait du bien. La poupée, très raide, avec l’éternel sourire de ses petites dents, avait une épaule qui ruisselait, tandis que des souffles de vent enlevaient sa chemise.
Spoiler
quand soudain le soleil et la pluie se marient
quand soudain l’arc-en-ciel aux amoureux sourit
comme un sanglot qui prie
qu’il ne faut pas pleurer que la vie est ainsi
qu’il faut laisser couler les jours mélancolie
les jours matins de pluie
que viendra le beau temps que viendra l’éclaircie
que revient le printemps comme un mot qu’on se dit
sans un mot sans un bruit
(Matins de Pluie)


Son pauvre corps, vide de son, grelottait. Pourquoi donc sa mère ne l’avait-elle pas emmenée ? Jeanne trouvait, dans cette eau qui lui battait les mains, une nouvelle tentation d’être dehors. On devait être très bien dans la rue. Et elle revoyait, derrière le voile de l’averse, la petite fille poussant un cerceau sur le trottoir. On ne pouvait pas dire, celle-là était sortie avec sa mère. Même elles paraissaient joliment contentes toutes les deux. Ça prouvait qu’on emmenait les petites filles, quand il pleuvait. Mais il fallait vouloir. Pourquoi n’avait-on pas voulu ? Alors, elle songeait encore à son chat rouge qui s’en était allé, la queue en l’air, sur les maisons d’en face, puis à cette petite bête de moineau, qu’elle avait essayé de faire manger, quand il était mort, et qui avait fait semblant de ne pas comprendre. Ces histoires lui arrivaient toujours, on ne l’aimait pas assez fort. Oh ! elle aurait été prête en deux minutes ; les jours où ça lui plaisait, elle s’habillait vite ; les bottines que Rosalie boutonnait, le paletot, le chapeau, et c’était fini. Sa mère aurait bien pu l’attendre deux minutes. Quand elle descendait chez ses amis, elle ne bousculait pas comme ça ses affaires ; quand elle allait au bois de Boulogne, elle la promenait doucement par la main, elle s’arrêtait avec elle à chaque boutique de la rue de Passy. Et Jeanne ne devinait pas, ses sourcils noirs se fronçaient, ses traits si fins prenaient cette dureté jalouse qui lui donnait un visage blême de vieille fille méchante. Elle sentait confusément que sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. On ne l’avait pas emmenée, pour lui cacher des choses. À ces pensées, son cœur se serrait d’une tristesse indicible, elle avait mal. La pluie devenait plus fine, des transparences se faisaient à travers le rideau qui voilait Paris. Le dôme des Invalides reparut le premier, léger et tremblant, dans la vibration luisante de l’averse. Puis, des quartiers émergèrent du flot qui se retirait, la ville sembla sortir d’un déluge, avec ses toits ruisselants, tandis que des fleuves emplissaient encore les rues d’une vapeur. Mais, tout d’un coup, une flamme jaillit, un rayon tomba au milieu de l’ondée. Alors, pendant un instant, ce fut un sourire dans des larmes. Il ne pleuvait plus sur le quartier des Champs-Élysées, la pluie sabrait la rive gauche, la Cité, les lointains des faubourgs ; et l’on en voyait les gouttes filer comme des traits d’acier, minces et drus dans le soleil. Vers la droite, un arc-en-ciel s’allumait. À mesure que le rayon s’élargissait, des hachures roses et bleues peinturluraient l’horizon, d’un bariolage d’aquarelle enfantine. Il y eut un flamboiement, une tombée de neige d’or sur une ville de cristal. Et le rayon s’éteignit, un nuage avait roulé, le sourire se noyait dans les larmes, Paris s’égouttait avec un long bruit de sanglots, sous le ciel couleur de plomb. Jeanne, les manches trempées, eut un accès de toux. Mais elle ne sentait pas le froid qui la pénétrait, occupée maintenant de la pensée que sa mère était descendue dans Paris. Elle avait fini par connaître trois monuments, les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques ; elle répétait leurs noms, elle les désignait du doigt sans s’imaginer comment ils pouvaient être, quand on les regardait de près. Sans doute sa mère se trouvait là-bas, et elle la mettait au Panthéon, parce que celui-là l’étonnait le plus, énorme et planté tout en l’air comme le panache de la ville. Puis, elle se questionnait. Paris restait pour elle cet endroit où les enfants ne vont pas. On ne la menait jamais. Elle aurait voulu savoir, pour se dire tranquillement : « Maman est là, elle fait ceci. » Mais ça lui semblait trop vaste, on ne retrouvait personne. Ses regards sautaient à l’autre bout de la plaine. N’était-ce pas plutôt dans ce tas de maisons, à gauche, sur une colline ? ou tout près, sous les grands arbres dont les branches nues ressemblaient à des fagots de bois mort ? Si elle avait pu soulever les toitures ! Qu’était-ce donc, ce monument si noir ? et cette rue, où courait quelque chose de gros ? et tout ce quartier dont elle avait peur, parce que bien sûr on s’y battait. Elle ne distinguait pas nettement ; mais, sans mentir, ça remuait, c’était très laid, les petites filles ne devaient pas regarder. Toutes sortes de suppositions vagues, qui lui donnaient envie de pleurer, troublaient son ignorance d’enfant. L’inconnu de Paris, avec ses fumées, son grondement continu, sa vie puissante, soufflait jusqu’à elle, par ce temps mou de dégel, une odeur de misère, d’ordure et de crime, qui faisait tourner sa jeune tête, comme si elle s’était penchée au-dessus d’un de ces puits empestés, exhalant l’asphyxie de leur boue invisible. Les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques, elle les nommait, elle les comptait ; puis, elle ne savait plus, elle restait effrayée et honteuse, avec la pensée entêtée que sa mère était dans ces vilaines choses, quelque part qu’elle ne devinait point, tout au fond, là-bas. Brusquement, Jeanne se tourna. Elle aurait juré qu’on avait marché dans la chambre ; même une main légère venait de lui effleurer l’épaule. Mais la chambre était vide, dans le lourd désordre où Hélène l’avait laissée ; le peignoir pleurait toujours, allongé, écrasé sur le traversin. Alors, Jeanne, toute blanche, fit d’un regard le tour de la pièce, et son cœur se brisa. Elle était seule, elle était seule. Mon Dieu ! sa mère, en partant, l’avait poussée, et très fort, à la jeter par terre. Cela lui revenait dans une angoisse, la douleur de cette brutalité la reprenait aux poignets et aux épaules. Pourquoi l’avait-on battue ? Elle était gentille, elle n’avait rien à se reprocher. On lui parlait si doucement d’ordinaire, cette correction la révoltait. Elle éprouvait cette sensation de ses peurs d’enfant, lorsqu’on la menaçait du loup et qu’elle regardait, sans l’apercevoir ; c’était dans l’ombre comme des choses qui allaient l’écraser. Pourtant, elle se doutait, la face blêmie, peu à peu gonflée d’une colère jalouse.
Spoiler
qui coule à la fenêtre je regarde la pluie
aux fragiles de l’être moi soudain je me dis
combien de temps depuis
depuis qu’on s’est aimé depuis qu’il est parti
dans le ciel éploré toi qui m’avais souri
moi j’ai le regard transi
dans les larmes du temps de ce temps qui nous ronge
le destin des amants tu vois quand on y songe
c’est comme un matin de pluie
comme un matin qui vient vous sortir de vos songes
comme une pluie soudain qui vient passer l’éponge
sur nos cœurs, sur nos cœurs trop salis
qui vient sauver nos chairs solitude au cimetière
en goutte infinie qui vient laver la terre
la beauté des matins de pluie
qui vient laver les yeux de nos cœurs amoureux
vont les larmes des dieux pour éponger un peu
les jours où toi t’es partie […]
comme un sanglot qui coule comme un sanglot qui fuit
quand soudain vient la houle dans nos yeux qui s’enfuient
comme un matin de pluie
vont du ciel à la terre vont les gouttes de pluie
pleurant dans les cimetières vont les cours de nos vies
vont nos mélancolies
(Matins de pluie)


Tout d’un coup, la pensée que sa mère devait aimer plus qu’elle les gens où elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine. Elle savait à présent. Sa mère la trahissait. Sur Paris, une grande anxiété s’était faite, dans l’attente d’une nouvelle bourrasque. L’air obscurci avait un murmure, d’épais nuages planaient. Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ; mais elle se sentait comme vengée d’avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait là grandir son malaise. C’était une angoisse, dans laquelle son corps s’abandonnait. Elle tremblait de peur, et n’osait plus se retourner, toute froide à l’idée de regarder encore dans la chambre. Quand on est petite, on n’a pas de force. Qu’était-ce donc, ce mal nouveau, dont la crise l’emplissait de honte et d’amère douceur ? Lorsqu’on la taquinait, qu’on la chatouillait malgré ses rires, elle avait eu parfois ce frisson exaspéré. Toute raidie, elle attendait dans une révolte de ses membres innocents et vierges. Et, du fond de son être, de son sexe de femme éveillé, une vive douleur jaillit comme un coup reçu de loin. Alors, défaillante, elle poussa un cri étouffé : « Maman ! maman ! » sans qu’on pût savoir si elle appelait sa mère au secours, ou si elle l’accusait de lui envoyer ce mal dont elle se mourait. À ce moment, la tempête éclatait. Dans le silence lourd d’anxiété, au-dessus de la ville devenue noire, le vent hurla ; et l’on entendit le craquement prolongé de Paris, les persiennes qui battaient, les ardoises qui volaient, les tuyaux de cheminées et les gouttières qui rebondissaient sur le pavé des rues. Il y eut un calme de quelques secondes ; puis, un nouveau souffle passa, emplit l’horizon d’une haleine si colossale, que l’océan des toitures, ébranlé, sembla soulever ses vagues et disparut dans un tourbillon. Pendant un instant, ce fut le chaos. D’énormes nuages, élargis comme des taches d’encre, couraient au milieu de plus petits, dispersés et flottants, pareils à des haillons que le vent déchiquetait, et emportait fil à fil. Un instant, deux nuées s’attaquèrent, se brisèrent avec des éclats, qui semèrent de débris l’espace couleur de cuivre ; et chaque fois que l’ouragan sautait ainsi, soufflant de tous les points du ciel, il y avait en l’air un écrasement d’armées, un écroulement immense dont les décombres suspendus allaient écraser Paris. Il ne pleuvait pas encore. Tout à coup, un nuage creva sur le centre de la ville, une trombe d’eau remonta le cours de la Seine. Le ruban vert du fleuve, criblé et sali par le clapotement des gouttes, se changeait en un ruisseau de boue ; et, un à un, derrière l’averse, les ponts reparaissaient, amincis, légers dans la vapeur ; tandis que, à droite et à gauche, les quais déserts secouaient furieusement leurs arbres, le long de la ligne grise des trottoirs. Au fond, sur Notre-Dame, le nuage se partagea, versa un tel torrent, que la Cité fut submergée ; seules, en haut du quartier noyé, les tours nageaient dans une éclaircie, comme des épaves. Mais, de toutes parts, le ciel s’ouvrait, la rive droite à trois reprises parut engloutie. Une première ondée ravagea les faubourgs lointains, s’élargissant, battant les pointes de Saint-Vincent-de-Paul et de la tour Saint-Jacques qui blanchissaient sous le flot. Deux autres, coup sur coup, ruisselèrent sur Montmartre et sur les Champs-Élysées. Par instants, on distinguait les verrières du palais de l’industrie fumant dans le rejaillissement de la pluie, Saint-Augustin dont la coupole roulait au fond d’un brouillard comme une lune éteinte, la Madeleine qui allongeait sa toiture plate, pareille aux dalles lavées à grande eau de quelque parvis en ruine ; pendant que, en arrière, la masse énorme et sombrée de l’Opéra faisait penser à un vaisseau démâté, la carène prise entre deux rocs, résistante aux assauts de la tempête. Sur la rive gauche, que voilait une poussière d’eau, on apercevait le dôme des Invalides, les flèches de Sainte-Clotilde, les tours de Saint-Sulpice mollissant, se fondant dans l’air trempé d’humidité. Un nuage s’élargit, la colonnade du Panthéon lâcha des nappes qui menaçaient d’inonder les quartiers bas. Et, dès ce moment, les coups de pluie frappèrent la ville à toutes places ; on eût dit que le ciel se jetait sur la terre ; des rues s’abîmaient, coulant à fond et surnageant, dans des secousses dont la violence semblait annoncer la fin de la cité. Un grondement continu montait, la voix des ruisseaux grossis, le tonnerre des eaux se vidant aux égouts. Cependant, au-dessus de Paris boueux, que ces giboulées salissaient du même ton jaune, les nuages s’effrangeaient, devenaient d’une pâleur livide, également épandue, sans une fissure ni une tache. La pluie s’amincissait, raide et pointue ; et, quand une rafale soufflait encore, de grandes ondes moiraient les hachures grises, on entendait les gouttes obliques, presque horizontales, fouetter les murs avec un sifflement, jusqu’à ce que, le vent tombé, elles redevinssent droites, piquant le sol dans un apaisement obstiné, du coteau de Passy à la campagne plate de Charenton. Alors, l’immense cité, comme détruite et morte à la suite d’une suprême convulsion, étendit son champ de pierres renversées, sous l’effacement du ciel. Jeanne, affaissée à la fenêtre, avait de nouveau balbutié : « Maman ! maman ! » et une immense fatigue la laissait toute faible, en face de Paris englouti. Dans cet anéantissement, les cheveux envolés, le visage mouillé de gouttes de pluie, elle gardait le goût de l’amère douceur dont elle venait de frissonner, tandis que le regret de quelque chose d’irrémédiable pleurait en elle. Tout lui semblait fini, elle comprenait qu’elle devenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regarderait même plus dans la chambre. Cela lui était égal, d’être oubliée et seule. Un tel désespoir emplissait son cœur d’enfant, qu’il faisait noir autour d’elle.Si on la grondait comme autrefois, quand elle était malade, ce serait très injuste. Ça la brûlait, ça la prenait comme un mal de tête. Sûrement, tout à l’heure, on lui avait cassé quelque part une chose. Elle ne pouvait empêcher ça. Il lui fallait bien se laisser faire ce qu’on voulait. À la fin, elle était trop lasse. Sur la barre d’appui, elle avait noué ses deux petits bras, et une somnolence la prenait, la tête appuyée, ouvrant de temps à autre ses yeux très grands, pour voir l’averse. Toujours, toujours la pluie tombait, le ciel blême fondait en eau. Un dernier souffle avait passé, on entendait un roulement monotone. La pluie souveraine battait sans fin, au milieu d’une solennelle immobilité, la ville qu’elle avait conquise, silencieuse et déserte. Et c’était, derrière le cristal rayé de ce déluge, un Paris fantôme, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre. Il n’apportait plus à Jeanne qu’un besoin de sommeil, avec de vilains rêves, comme si tout son inconnu, le mal qu’elle ignorait, se fût exhalé en brouillard pour la pénétrer et la faire tousser. Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux la secouaient, et elle restait là quelques secondes à le regarder ; puis, en laissant retomber la tête, elle en emportait l’image, il lui semblait qu’il s’étalait sur elle et l’écrasait. La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus la revoir.
Puis, elle oubliait tout, les misères qu’on lui avait faites, le mal étrange dont elle venait de souffrir, même l’abandon où le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec un froid de pierre. Elle était seulement bien malheureuse, oh ! malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes, auxquels elle donnait des sous. Jamais ça ne s’arrêterait, elle serait ainsi pendant des années, c’était trop grand et trop lourd pour une petite fille. Mon Dieu ! comme on toussait, comme on avait froid, quand on ne vous aimait plus !
Spoiler
et les enfants qui jouent et les enfants qui crient
comme un alléluia vous rappelle à la vie
comme un matin de pluie
sautent à pieds joints dans l’eau sautent dans l’infini
l’infini des sanglots de ce ciel qui vous dit
oui sa mélancolie
(Matins de pluie)


Elle fermait ses paupières appesanties, dans le vertige d’un assoupissement fiévreux, et sa dernière pensée était un vague souvenir d’enfance, une visite à un moulin, avec du blé jaune, des graines toutes petites, qui coulaient sous des meules grosses comme des maisons. Des heures, des heures passaient, chaque minute apportait un siècle. La pluie tombait sans relâche, du même train tranquille, comme ayant tout le temps, l’éternité, pour noyer la plaine. Jeanne dormait. Près d’elle, sa poupée, pliée sur la barre d’appui, les jambes dans la chambre et la tête dehors, semblait une noyée, avec sa chemise qui se collait à sa peau rose, ses yeux fixes, ses cheveux ruisselants d’eau ; et elle était maigre à faire pleurer, dans sa posture comique et navrante de petite morte. Jeanne, endormie, toussait ; mais elle n’ouvrait plus les yeux, sa tête roulait sur ses bras croisés, la toux s’achevait en un sifflement, sans qu’elle s’éveillât. Il n’y avait plus rien, elle dormait dans le noir, elle ne retirait même pas sa main, dont les doigts rougis laissaient couler des gouttes claires, une à une, au fond des vastes espaces qui se creusaient sous la fenêtre. Cela dura encore des heures, des heures. À l’horizon, Paris s’était évanoui comme une ombre de ville, le ciel se confondait dans le chaos brouillé de l’étendue, la pluie grise tombait toujours, entêtée. »
Pendant ce temps suite à un « quiproquo », Hélène se retrouve seule dans un appartement avec Henri, où ils vont vivre un espace-temps passionnel intense.
Spoiler
on s’ébat sous la pluie comme un papillon fou
on repense aux mots dits on se met à genoux
pour quelques, pour quelques mots d’amour
pour une fleur tendue qu’on vous donne à genou
qui fait monter les crues des perles sur les joues
qui fait perler les pluies
(Matins de pluie)


de ce qu'on s'était dit par un matin de pluie
(Matins de neige)


« Mais, quand il l’aperçut, un cri lui échappa. – Vous !... Mon Dieu ! c’était vous ! Et il y avait, dans ce cri, encore plus de stupeur que de joie. Il ne comptait guère sur ce rendez-vous donné avec tant de hardiesse. Puis, tous ses désirs d’homme furent éveillés par une offre si imprévue, dans le mystère voluptueux de cette retraite. – Vous m’aimez, vous m’aimez, balbutia-t-il. Enfin, vous voilà, et moi qui n’avais pas compris ! Il ouvrit les bras, il voulait la prendre. Hélène lui avait souri à son entrée. Maintenant, elle reculait, toute pâle. Sans doute, elle l’attendait, elle s’était dit qu’ils causeraient ensemble un instant, qu’elle inventerait une histoire. Et, brusquement, la situation lui apparaissait. Henri croyait à un rendez-vous. Jamais elle n’avait voulu cela. Elle se révoltait. – Henri, je vous en supplie... Laissez-moi... Mais il lui avait saisi les poignets, il l’attirait lentement, comme pour la vaincre tout de suite d’un baiser. L’amour grandi en lui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leur intimité, éclatait d’autant plus violent, qu’il commençait à oublier Hélène. Tout le sang de son cœur montait à ses joues ; et elle se débattait, en lui voyant cette face ardente, qu’elle reconnaissait et qui l’effrayait. Déjà deux fois il l’avait regardée avec ces regards fous. – Laissez-moi, vous me faites peur... Je vous jure que vous vous trompez. Alors, il parut surpris de nouveau. – C’est bien vous qui m’avez écrit ? demandat-il. Elle hésita une seconde. Que dire, que répondre ? – Oui, murmura-t-elle enfin. Elle ne pouvait pourtant pas livrer Juliette après l’avoir sauvée. C’était comme un abîme où elle se sentait glisser elle-même. Henri, à présent, examinait les deux pièces, s’étonnant de l’éclairage et de leur décoration. Il osa l’interroger. – Vous êtes ici chez vous ? Et comme elle se taisait : – Votre lettre m’a beaucoup tourmenté... Hélène, vous me cachez quelque chose. De grâce, rassurez-moi. Elle n’écoutait pas, elle songeait qu’il avait raison de croire à un rendez-vous. Qu’aurait-elle fait là, pourquoi l’aurait-elle attendu ? Elle ne trouvait aucune histoire. Elle n’était même plus certaine de ne pas lui avoir donné ce rendez-vous. Une étreinte l’enveloppait, dans laquelle elle disparaissait lentement. Lui, la pressait davantage. Il la questionnait de tout près, les lèvres sur les lèvres, pour lui arracher la vérité. – Vous m’attendiez, vous m’attendiez ? Alors, s’abandonnant, sans force, reprise par cette lassitude et cette douceur qui la brisaient, elle consentit à dire ce qu’il dirait, à vouloir ce qu’il voudrait. – Je vous attendais, Henri... Leurs bouches se rapprochaient encore. – Mais pourquoi cette lettre ?... Et je vous trouve ici !... Où sommes-nous donc ? – Ne m’interrogez pas, ne cherchez jamais à savoir....... Il faut me jurer cela... C’est moi, je suis près de vous, vous le voyez bien. Que demandez-vous de plus ? – Vous m’aimez ? – Oui, je vous aime. – Vous êtes à moi, Hélène, à moi tout entière ? – Oui, tout entière. Les lèvres sur les lèvres, ils s’étaient baisés. Elle avait tout oublié, elle cédait à une force supérieure. Cela lui semblait maintenant naturel et nécessaire. Une paix s’était faite en elle, il ne lui venait plus que des sensations et des souvenirs de jeunesse. Par une journée d’hiver semblable, lorsqu’elle était jeune fille, rue des PetitesMaries, elle avait manqué mourir, dans une petite pièce sans air, devant un grand feu de charbon allumé pour un repassage. Un autre jour, en été, les fenêtres étaient ouvertes, et un pinson égaré dans la rue noire avait d’un coup d’aile fait le our de sa chambre. Pourquoi donc songeait-elle à sa mort, pourquoi voyait-elle cet oiseau s’envoler ? Elle se sentait pleine de mélancolie et d’enfantillage, dans l’anéantissement délicieux de tout son être. – Mais tu es mouillée, murmura Henri. Tu es donc venue à pied ? Il baissait la voix pour la tutoyer, il lui parlait à l’oreille, comme si on avait pu l’entendre. Maintenant qu’elle se livrait, ses désirs tremblaient devant elle, il l’entourait d’une caresse ardente et timide, n’osant plus, retardant l’heure. Un souci fraternel lui venait pour sa santé, il avait le besoin de s’occuper d’elle, dans quelque chose d’intime et de petit. – Tu as les pieds trempés, tu vas prendre du mal, répétait-il. Mon Dieu ! s’il y a du bon sens à courir les rues avec des souliers pareils ! Il l’avait fait asseoir devant le feu. Elle souriait, sans se défendre, lui abandonnant ses pieds pour qu’il la déchaussât. Ses petits souliers d’appartement, crevés dans les flaques du passage des Eaux, étaient lourds comme des éponges. Il les retira, les posa aux deux côtés de la cheminée. Les bas, eux aussi, restaient humides, marqués d’une tache boueuse jusqu’à la cheville. Alors, sans qu’elle songeât à rougir, d’un geste fâché et plein de tendresse dans sa brusquerie, il les lui enleva en disant : – C’est comme ça qu’on s’enrhume. Chauffetoi. Et il avait poussé un tabouret. Les deux pieds de neige, devant la flamme, s’éclairaient d’un reflet rose. On étouffait un peu. Au fond, la chambre avec son grand lit dormait ; la veilleuse s’était noyée, un des rideaux de la portière, détaché de son embrasse, masquait à moitié la porte. Dans le petit salon, les bougies qui brûlaient très hautes, avaient mis l’odeur chaude d’une fin de soirée. Par moments, on entendait au-dehors le ruissellement d’une averse, un roulement sourd dans le grand silence. – Oui, c’est vrai, j’ai froid, murmura-t-elle avec un frisson, malgré la grosse chaleur. Ses pieds de neige étaient glacés. Alors, il voulut absolument les prendre dans ses mains. Ses mains brûlaient, elles les réchaufferaient tout de suite. – Les sens-tu ? demandait-il. Tes pieds sont si petits que je puis les envelopper tout entiers. Il les serrait dans ses doigts fiévreux. Les bouts roses passaient seulement. Elle haussait les talons, on entendait le léger frôlement des chevilles. Il ouvrait les mains, les regardait quelques secondes, si fins, si délicats, avec leur pouce un peu écarté. La tentation fut trop forte, il les baisa. Puis, comme elle tressaillait : – Non, non, chauffe-toi... Quand tu auras chaud. Tous deux avaient perdu la conscience du temps et des lieux. Ils éprouvaient la vague sensation d’être très avant dans une longue nuit d’hiver. Ces bougies, qui s’achevaient dans la moiteur ensommeillée de la pièce, leur faisaient croire qu’ils avaient dû veiller pendant des heures. Mais ils ne savaient plus où. Autour d’eux, un désert se déroulait ; pas un bruit, pas une voix humaine, l’impression d’une mer noire où soufflait une tempête. Ils étaient hors du monde, à mille lieues des terres. Et cet oubli des liens qui les attachaient aux êtres et aux choses était si absolu, qu’il leur semblait naître là, à l’instant même, et devoir mourir là, tout à l’heure, lorsqu’ils se prendraient aux bras l’un de l’autre. Même ils ne trouvaient plus de paroles. Les mots ne rendaient plus leurs sentiments. Peut-être s’étaient-ils connus ailleurs, mais cette ancienne rencontre n’importait pas. Seule, la minute présente existait, et ils la vivaient longuement, ne parlant pas de leur amour, habitués déjà l’un à l’autre comme après dix ans de mariage. – As-tu chaud ? – Oh ! oui, merci. Une inquiétude la fit se pencher. Elle murmura : – Jamais mes souliers ne seront secs. Lui, la rassura, prit les petits souliers, les appuya contre les chenets, en disant à voix très basse : – Comme cela, ils sécheront, je t’assure. Il se retourna, baisa encore ses pieds, monta à sa taille. La braise qui emplissait l’âtre les brûlait tous les deux. Elle n’eut pas une révolte devant ces mains tâtonnantes, que le désir égarait de nouveau. Dans l’effacement de tout ce qui l’entourait et de ce qu’elle était elle-même, le seul souvenir de sa jeunesse demeurait encore, une pièce où il faisait une chaleur aussi forte, un grand fourneau avec des fers, sur lequel elle se penchait ; et elle se rappelait qu’elle avait éprouvé un anéantissement pareil, que cela n’était pas plus doux, que les baisers dont Henri la couvrait ne lui donnaient pas une mort lente plus voluptueuse. Lorsque, tout d’un coup, il la saisit entre ses bras, pour l’emmener dans la chambre, elle eut pourtant une anxiété dernière. Elle croyait que quelqu’un avait crié, il lui semblait qu’elle oubliait quelqu’un sanglotant dans l’ombre. Mais ce ne fut qu’un frisson, elle regarda autour de la pièce, elle ne vit personne. Cette pièce lui était inconnue, aucun objet ne lui parla. Une averse plus violente tombait avec une clameur prolongée. Alors, comme prise d’un besoin de sommeil, elle s’abattit sur l’épaule d’Henri, elle se laissa emporter. Derrière eux, l’autre rideau de la portière s’échappa de son embrasse. Quand Hélène revint, les pieds nus, chercher ses souliers devant le feu qui se mourait, elle pensait que jamais ils ne s’étaient moins aimés que ce jour-là. »
En rentrant chez elle, Hélène retrouve Jeanne, trempée et malade.

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« Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque Hélène rentra. Pendant qu’elle montait péniblement l’escalier en s’aidant de la rampe, son parapluie s’égouttait sur les marches. Devant sa porte, elle resta quelques secondes à souffler, encore étourdie du roulement de l’averse autour d’elle, du coudoiement des gens qui couraient, du reflet des réverbères dansant le long des flaques. Elle marchait dans un rêve, dans la surprise de ces baisers qu’elle venait de recevoir et de rendre, et, tandis qu’elle cherchait sa clé, elle songeait qu’elle n’avait ni remords ni joie. Cela était ainsi, elle ne pouvait faire que cela fût autrement. Mais elle ne trouvait pas sa clé ; sans doute elle l’avait oubliée dans la poche de son autre robe. Alors, elle fut très contrariée, il lui sembla qu’elle s’était mise à la porte de chez elle. Elle dut sonner. » […] – Jeanne ! Jeanne ! appela-t-elle. Aucune voix ne répondait. Elle se heurta contre un fauteuil. La porte de la salle à manger, qu’elle avait laissée entrebâillée, éclairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit que la pluie tombait dans la pièce, avec ses souffles humides et son ruissellement continu. Alors, en se tournant, elle aperçut le carré pâle que la fenêtre taillait dans le gris du ciel. – Qui donc a ouvert cette fenêtre ! cria-t-elle. Jeanne ! Jeanne ! Toujours pas de réponse. Une inquiétude mortelle la serrait au cœur. Elle voulut voir à cette fenêtre ; mais, en tâtant, elle sentit une chevelure, Jeanne était là. Et, comme Rosalie arrivait avec une lampe, l’enfant apparut, toute blanche, dormant la joue sur ses bras croisés, tandis que l’éclaboussement des gouttes tombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue de désespoir et de fatigue. Ses grandes paupières bleuâtres retenaient dans leurs cils deux grosses larmes. – Malheureuse enfant ! balbutiait Hélène, s’il est permis !... Mon Dieu, elle est toute froide !... S’endormir là, et par un pareil temps, lorsqu’on lui avait défendu de toucher à la fenêtre !... Jeanne, Jeanne, réponds-moi, réveille-toi ! Rosalie s’était prudemment esquivée. La petite, que sa mère avait enlevée entre ses bras, laissait aller sa tête, comme ne pouvant secouer le sommeil de plomb qui s’était emparé d’elle. Pourtant, elle ouvrit enfin les paupières ; et elle restait engourdie, hébétée, les yeux blessés par la lampe. – Jeanne, c’est moi... Qu’as-tu ? Regarde, je viens de rentrer. Mais elle ne comprenait pas, murmurant d’un air de stupeur : – Ah !... ah !... Elle examinait sa mère, comme si elle ne l’eût pas reconnue. Puis, tout d’un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grand froid de la chambre. Ses idées revenaient, les larmes de ses cils roulèrent sur ses joues. Elle se débattait, voulant qu’on ne la touchât pas. – C’est toi, c’est toi... Oh ! laisse, tu me serres trop. J’étais si bien. Et, glissée de ses bras, elle avait peur d’elle. D’un regard inquiet, elle remontait de ses mains à ses épaules ; une des mains était dégantée, elle reculait devant le poignet nu, la paume moite, les doigts tièdes, de l’air sauvage dont elle fuyait devant la caresse d’une main étrangère. Ce n’était plus la même odeur de verveine, les doigts avaient dû s’allonger, la paume gardait une mollesse ; et elle restait exaspérée au contact de cette peau qui lui semblait changée. – Voyons, je ne te gronde pas, continuait Hélène. Mais, vraiment, est-ce raisonnable ?... Embrasse-moi. Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu cette robe, ni ce manteau à sa mère. La ceinture était lâche, les plis tombaient d’une façon qui l’irritait. Pourquoi donc revenaitelle si mal habillée, avec quelque chose de très laid et de si triste dans toutes ses affaires ? Elle avait de la boue à son jupon, ses souliers étaient crevés, rien ne lui tenait sur le corps, comme elle le disait elle-même, lorsqu’elle se fâchait contre les petites filles qui ne savaient pas s’habiller. – Embrasse-moi, Jeanne. Mais l’enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui lui paraissait plus forte. Elle était montée au visage, elle s’étonnait de la petitesse lassée des yeux, de la rougeur fiévreuse des lèvres, de l’ombre étrange dont la face entière était noyée. Elle n’aimait pas ça, elle recommençait à avoir mal dans la poitrine, comme lorsqu’on lui faisait de la peine. Alors, énervée par l’approche de ces choses subtiles et rudes qu’elle flairait, comprenant qu’elle respirait là l’odeur de la trahison, elle éclata en sanglots. – Non, non, je t’en prie... Oh ! tu m’as laissée seule, oh ! j’ai été trop malheureuse... – Mais puisque je suis rentrée, ma chérie... Ne pleure pas, je suis rentrée. – Non, non, c’est fini... Je ne te veux plus... Oh ! j’ai attendu, j’ai attendu, j’ai trop de mal. Hélène l’avait reprise et l’attirait doucement, tandis que l’enfant s’entêtait, répétant : – Non, non, ce n’est plus la même chose, tu n’es plus la même. – Comment ? Qu’est-ce que tu dis là, mon enfant ? – Je ne sais pas, tu n’es plus la même. – Tu veux dire que je ne t’aime plus ? – Je ne sais pas, tu n’es plus la même... Ne dis pas non... Tu ne sens plus la même chose. C’est fini, fini, fini. Je veux mourir. Toute pâle, Hélène la tenait de nouveau dans ses bras. Ça se voyait donc sur son visage ? Elle la baisa, mais la petite frissonnait, d’un air de si profond malaise, qu’elle ne lui mit pas au front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l’une ni l’autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la révolte nerveuse qui la raidissait. Hélène songeait qu’il ne fallait pas donner d’importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avait une sourde honte, le poids de sa fille sur son épaule la faisait rougir. Alors, elle posa Jeanne à terre. Toutes deux furent soulagées. – Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, reprit Hélène. Nous arrangerons tout ça. L’enfant obéit, se montra très douce, un peu craintive, avec des regards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux la secoua. – Mon Dieu ! te voilà malade, maintenant. Je ne puis vraiment m’absenter une seconde... Tu as eu froid ? – Oui, maman, dans le dos. – Tiens ! mets ce châle. Le poêle de la salle à manger est allumé. Tu vas avoir chaud... Est-ce que tu as faim ? Jeanne hésita. Elle allait dire la vérité, répondre non ; mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant à mi-voix : – Oui, maman. – Allons, ce ne sera rien, déclara Hélène, qui avait besoin de se rassurer. Mais, je t’en prie, méchante enfant, ne me fais plus de ces peurs. Comme Rosalie revenait annoncer que Madame était servie, elle la gronda vivement. La petite bonne baissait la tête, en murmurant que c’était bien vrai, qu’elle aurait dû veiller sur Mademoiselle. Puis, pour calmer Madame, elle l’aida à se déshabiller. Bon Dieu ! Madame était dans un joli état ! Jeanne suivait les vêtements … »
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Par la suite, elle vit avec Henri par ses pensées de chaque heure, dans l’attente d’une nouvelle l’étreinte, hantée de ce désir, n’existant désormais que pour cette minute-là, indifférente aux autres, passant ses journées à l’espérer, très heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inquiète que Jeanne tousse autour d’elle.
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on en fait des voyages on en fait des naufrages
on se dit des mots doux on se fait des ombrages
pour protéger de la pluie
vont les torrents perdus vont les jours et les nuits
perdus dans l’estuaire dans l’océan des vies
vont nos ruisseaux de pluie
(Matins de pluie)


"Jeanne revint près d’elle, lui prit une main et la baisa. À table pourtant, la mère et la fille ne parlèrent point. Le poêle ronflait, la petite salle à manger s’égayait avec son acajou luisant et ses porcelaines claires. Mais Hélène semblait retombée dans cette torpeur qui l’empêchait de penser ; elle mangeait machinalement, d’un air d’appétit. Jeanne, en face d’elle, levait ses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas un de ses gestes. Elle toussa. Sa mère, qui l’oubliait, s’inquiéta tout d’un coup. – Comment ! tu tousses encore !… Tu ne te réchauffes donc pas ? – Oh ! si, maman, j’ai bien chaud. Elle voulut lui tâter la main, pour voir si elle mentait. Alors, elle s’aperçut que son assiette restait pleine. – Tu disais que tu avais faim… Tu n’aimes donc pas ça ? – Mais si, maman. Je mange. Jeanne faisait un effort, avalait une bouchée. Hélène la surveillait un instant, puis son souvenir retournait là-bas, dans cette chambre pleine d’ombre. Et l’enfant voyait bien qu’elle ne comptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres brisés s’étaient affaissés sur la chaise, elle ressemblait à une petite vieille, avec les yeux pâles des filles très âgées que jamais plus personne n’aimera. […] Hélène restait les yeux perdus. – Maman, j’ai sommeil, dit Jeanne, d’une voix changée ; veux-tu me permettre de me coucher ?… Je serai mieux dans mon lit. De nouveau, sa mère parut s’éveiller en sursaut. – Tu souffres, ma chérie ! Où souffres-tu ? parle donc ! – Mais non, quand je te dis !… J’ai sommeil, il est bien l’heure de dormir. Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu’elle n’avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur le parquet. Dans la chambre, elle s’appuya aux meubles, elle eut le courage de ne pas pleurer, malgré le feu qui la brûlait partout. Sa mère venait la coucher ; et elle ne put que nouer ses cheveux pour la nuit, tellement l’enfant avait mis de hâte à ôter ellemême ses vêtements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elle ferma vite les yeux. – Tu es bien ? demandait Hélène, en remontant les couvertures et en la bordant. – Très bien. Laisse-moi, ne me remue pas… Emporte la lumière. Elle ne désirait qu’une chose, être dans le noir pour rouvrir les yeux et sentir son mal, sans que personne la regardât. Quand la lampe ne fut plus là, elle ouvrit les yeux tout grands. Cependant, à côté, dans la chambre, Hélène marchait. Un singulier besoin de mouvement la tenait debout, la pensée de se coucher lui était insupportable. Elle regarda la pendule ; neuf heures moins vingt, qu’allait-elle faire ? Elle fouilla dans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu’elle cherchait. Puis, elle s’approcha de la bibliothèque, jeta un coup d’œil sur les livres, sans se décider, ennuyée par la seule lecture des titres. Le silence de la chambre bourdonnait à ses oreilles ; cette solitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle aurait souhaité du bruit, du monde, quelque chose qui la tirât d’elle-même. À […] Dans sa chambre, la bouillotte l’embarrassa. Mais toute une passion éclatait en elle. Cet engourdissement, qui l’avait tenue comme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu’elle n’avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s’éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. Droite au milieu de la pièce, elle eut un étirement de tout son corps, les mains levées et tordues, faisant craquer ses membres énervés. Oh ! elle l’aimait, elle le voulait, elle se donnerait comme ça, la fois prochaine. Et, au moment où elle ôtait son peignoir en regardant ses bras nus, un bruit l’inquiéta, elle crut que Jeanne avait toussé Alors, elle prit la lampe. L’enfant, les paupières closes, semblait endormie. Mais, lorsque sa mère tranquillisée eut tourné le dos, elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaient pendant qu’elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pas encore, elle ne voulait pas qu’on la fit dormir. Une nouvelle crise de toux lui déchira la gorge, et elle enfonça la tête sous la couverture, elle l’étouffa. Maintenant, elle pouvait s’en aller, sa mère ne s’en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dans la nuit, sachant tout, comme si elle venait de réfléchir, et mourant de ça, sans une plainte."
Jeanne continue de tousser, elle a contracté la tuberculose, et va mourir en quelques semaines, dans une affreuse agonie, restant dans une profonde tristesse haineuse et sans pardon, suite à la « trahison » de sa mère, comme une martyre d’adoration trompée. Hélène culpabilise et refuse de revoir Henri, le tenant pour responsable de la mort de sa fille. La page d’amour à peine commencée, est vite déchirée. La passion d’Hélène pour Henri a tué sa fille. En enterrant sa fille, elle enterre son amour pour Henri.
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on s’embrasse les cœurs on s’enlace on se pleure
pour qu’un jour l’amour fut…oui pour que l’amour meurt
par un matin de pluie
qu’on soit amoureux fou ou qu’on soit solitaire
sans un mot sans un bruit dans le fond du cimetière
sûr qu’un jour on se désunit
(Matins de pluie)


"Le long du quai, il avait rêvé de cette chambre où Hélène allait l’introduire, en posant un doigt sur ses lèvres, pour ne pas réveiller Jeanne, couchée dans le cabinet voisin ; la veilleuse brûlerait, la pièce serait noyée d’ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il était là, comme en visite, avec son chapeau devant lui, à attendre. Derrière la porte, une toux opiniâtre déchirait seule le grand silence. Rosalie reparut, traversa rapidement la salle à manger, une cuvette à la main, en lui jetant cette simple parole : – Madame a dit que vous n’entriez pas. Il demeura assis, ne pouvant s’en aller. Alors, le rendez-vous serait pour un autre jour ? Cela l’hébétait, comme une chose impossible. Puis, il faisait une réflexion : cette pauvre Jeanne manquait vraiment de santé ; on n’avait que du chagrin et des contrariétés avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, le docteur Bodin se présenta, en lui demandant mille pardons. Et, pendant un moment, il enfila des phrases : on était venu le chercher, il serait toujours très heureux de consulter son illustre confrère. – Sans doute, sans doute, répétait le docteur Deberle, dont les oreilles bourdonnaient. […] Le docteur Deberle répondait par des gestes évasifs. Pendant que son confrère parlait, il se sentait peu à peu honteux d’être là. Pourquoi était-il monté ? […] Henri entra, frissonnant. La chambre était très faiblement éclairée par une lampe. Il se rappelait d’autres nuits pareilles, la même odeur chaude, le même air étouffé et recueilli, avec des enfoncements d’ombre où dormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint à sa rencontre, les mains tendues, comme autrefois. Monsieur Rambaud, accablé dans un fauteuil, semblait sommeiller. Hélène, debout devant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas ; et cette figure pâle lui parut très grande. Alors, pendant une minute, il examina Jeanne. Sa faiblesse était si grande, qu’elle n’ouvrait plus les yeux sans fatigue. Baignée de sueur, elle restait appesantie, la face blême, allumée d’une flamme aux pommettes. […] Hélène entendit et le regarda. Elle était toute froide, les yeux secs, dans un calme terrible […] Elle n’avait pas soulevé les paupières, elle s’abandonnait, brûlée de fièvre. Sa chemise écartée montrait une poitrine d’enfant où les formes naissantes de la femme s’indiquaient à peine ; et rien n’était plus chaste ni plus navrant que cette puberté déjà touchée par la mort. Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait de l’anéantissement où elle était plongée. Elle fit le geste d’une jeune femme surprise et violentée, elle serra ses deux pauvres petits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d’une voix frémissante : – Maman… maman… Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap. Il semblait qu’elle eût vieilli tout d’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. Elle cria de nouveau, appelant à son secours : – Maman… maman… je t’en prie… Hélène, qui n’avait point encore parlé, vint tout près d’Henri. Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle le toucha, elle lui dit ce seul mot d’une voix étouffée : – Allez-vous-en ! Le docteur Bodin tâchait de calmer Jeanne, qu’une crise de toux secouait dans le lit. Il lui jurait qu’on ne la contrarierait plus, que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille. – Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l’avons tuée. Alors, sans trouver un mot, Henri s’en alla. Il resta encore un instant dans la salle à manger, attendant il ne savait quoi, quelque chose qui peut-être arriverait. Puis, voyant que le docteur Bodin ne sortait pas, il partit, il descendit l’escalier à tâtons, sans que Rosalie prît seulement le soin de l’éclairer. […] Huit jours s’écoulèrent. Le soleil se levait et se couchait sur Paris, dans le grand ciel élargi devant la fenêtre, sans qu’Hélène eût la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Elle savait sa fille condamnée, elle restait comme étourdie, dans l’horreur du déchirement qui se faisait en elle. C’était une attente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas. Elle n’avait point de larmes, elle marchait doucement dans la chambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lents et précis. Parfois, vaincue de fatigue, tombée sur une chaise, elle la regardait pendant des heures. Jeanne allait en s’affaiblissant ; des vomissements très douloureux la brisaient, la fièvre ne cessait plus. Quand le docteur Bodin venait, il l’examinait un instant laissait une ordonnance ; et son dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, que la mère ne l’accompagnait même pas pour l’interroger. Dès le lendemain de la crise, l’abbé Jouve était accouru. Lui et son frère arrivaient chaque soir, échangeaient une poignée de main silencieuse avec Hélène, n’osant lui demander des nouvelles. Ils avaient offert de veiller à tour de rôle, mais elle les renvoyait vers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour la nuit. Un soir, l’abbé, qui semblait très préoccupé depuis la veille, l’emmena à l’écart. – J’ai songé à une chose, murmura-t-il. La chère enfant a été retardée par sa santé… Elle pourrait faire ici sa première communion… Hélène sembla d’abord ne pas comprendre. Cette idée où, malgré sa tolérance, le prêtre reparaissait tout entier avec son souci des intérêts du Ciel, la surprenait, la blessait même un peu. Elle eut un geste d’insouciance, en disant : – Non, non, je ne veux pas qu’on la tourmente… Allez, s’il y a un paradis, elle y montera tout droit. Mais, ce soir-là, Jeanne éprouvait un de ces mieux trompeurs qui illusionnent les mourants. Elle avait entendu l’abbé, avec ses fines oreilles de malade. – C’est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion… Ce sera bientôt, n’est-ce pas ? – Sans doute, ma chérie, répondit-il. Alors, elle voulut qu’il s’approchât, pour causer. Sa mère l’avait soulevée sur l’oreiller, elle était assise, toute petite ; et ses lèvres brûlées souriaient, tandis que, dans ses yeux clairs, la mort passait déjà. – Oh ! je vais très bien, reprit-elle, je me lèverais, si je voulais… Dis ? j’aurai une robe blanche avec un bouquet ?… Estce que l’église sera aussi belle que pour le mois de Marie ? – Plus belle, ma mignonne. – Vrai ? Il y aura autant de fleurs, on chantera des choses aussi douces ?… Bientôt, bientôt, tu me le promets ? Elle était toute baignée de joie. Elle regardait devant elle les rideaux du lit, prise d’une extase en disant qu’elle aimait bien le bon Dieu, et qu’elle l’avait vu, quand on chantait les cantiques. Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumières qui tournaient, pendant que les fleurs des grands vases voyageaient comme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejeta dans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait pas savoir qu’elle toussait, répétant : – Je vais me lever demain, j’apprendrai mon catéchisme sans une faute, nous serons tous très contents. Hélène, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvait pleurer, sentait un flot de larmes monter à sa gorge, en écoutant le rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle à manger, pour cacher son désespoir. L’abbé l’avait suivie. Monsieur Rambaud s’était levé vivement, afin d’occuper la petite. – Tiens ! maman a crié, est-ce qu’elle s’est fait du mal ? demandait-elle. – Ta maman ? répondit-il. Mais elle n’a pas crié, elle a ri, au contraire, parce que tu te portes bien. Dans la salle à manger, Hélène, la tête tombée sur la table, étouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L’abbé se penchait, la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elle s’accusait, elle lui disait qu’elle avait tué sa fille ; et toute une confession s’échappait de ses lèvres, en paroles entrecoupées. Jamais elle n’aurait cédé à cet homme, si Jeanne était restée auprès d’elle. Il avait fallu qu’elle le rencontrât dans cette chambre inconnue. Mon Dieu ! le Ciel aurait dû la prendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le prêtre, effrayé, la calmait en lui promettant le pardon. On sonna, un bruit de voix vint de l’antichambre. Hélène essuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra. – Madame, c’est le docteur Deberle… – Je ne veux pas qu’il entre. – Il demande des nouvelles de Mademoiselle. – Dites-lui qu’elle va mourir. La porte était restée ouverte, Henri avait entendu. Alors, sans attendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait, recevait la même réponse et s’en allait. Une seconde semaine avait passé. La maladie suivait son cours, emportait à chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne se hâtait point, dans sa foudroyante rapidité, mettant à détruire cette frêle et adorable chair toutes les phases prévues, sans la gracier d’une seule. Les crachats sanglants avaient disparu ; par moments, la toux cessait. Une telle oppression étouffait l’enfant, qu’à la difficulté de son haleine on pouvait suivre les ravages du mal, dans sa petite poitrine. C’était trop rude pour tant de faiblesse, les yeux de l’abbé et de monsieur Rambaud se mouillaient de larmes à l’écouter. Pendant des jours, pendant des nuits, le souffle s’entendait sous les rideaux ; la pauvre créature qu’un heurt semblait devoir tuer, n’en finissait pas de mourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mère, à bout de force, ne pouvant plus supporter le bruit de ce râle, s’en allait dans la pièce voisine appuyer sa tête contre un mur. Peu à peu, Jeanne s’isolait. Elle ne voyait plus le monde, elle avait une expression de visage noyée et perdue, comme si elle eût déjà vécu toute seule, quelque part. Quand les personnes qui l’entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pour qu’elle les reconnût, elle les regardait fixement, sans un sourire, puis se retournait vers la muraille d’un air de fatigue. Une ombre l’enveloppait, elle s’en allait avec la bouderie irritée de ses mauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de malade l’éveillaient encore. Un matin, elle demanda à sa mère : – C’est dimanche, aujourd’hui ? – Non, mon enfant, répondit Hélène. Nous ne sommes qu’au vendredi… Pourquoi veux-tu savoir ? Elle ne paraissait déjà plus se rappeler la question qu’elle avait posée. […] Le soleil entrait par la fenêtre, une large trouée jaune, dans laquelle dansaient les poussières du tapis. Mars était venu, au dehors le printemps naissait. Zéphyrin fit un pas, apparut dans le soleil ; sa petite face ronde, couverte de son, avait le reflet doré du blé mûr, tandis que les boutons de sa tunique étincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ de coquelicots. […] Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachait de tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l’enfant gardait un visage muet, comme si l’ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elle avait les silences, la résignation noire d’une abandonnée qui se sent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demi closes, sans qu’on pût deviner dans son regard aminci quelle idée entêtée l’absorbait. Plus rien n’existait pour elle que sa grande poupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pour la distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait de la rendre, elle la défendait d’un geste farouche, dès qu’on voulait la lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur le traversin, était allongée comme une personne malade, la couverture aux épaules. Sans doute l’enfant la soignait, car de temps à autre, de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose, arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d’émail, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d’appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se réfugiait ainsi dans l’amour de sa grande poupée, s’assurant, au sortir de ses somnolences, qu’elle était encore là, ne voyant qu’elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l’ombre d’un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses à l’oreille. La troisième semaine s’achevait. Le vieux docteur, un matin, s’installa. Hélène comprit, son enfant ne passerait pas la journée. Depuis la veille, elle était dans une stupeur qui lui ôtait la conscience même de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, on comptait les heures. Comme la malade souffrait d’une soif ardente, le médecin avait simplement recommandé qu’on lui donnât une boisson opiacée, pour lui faciliter l’agonie ; et cet abandon de tout remède rendait Hélène imbécile. Tant que des potions traînaient sur la table de nuit, elle espérait encore un miracle de guérison. Maintenant, les fioles et les boîtes n’étaient plus là, sa dernière foi s’en allait. Elle n’avait plus qu’un instinct, être près de Jeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulait l’enlever à cette contemplation affreuse, tâchait de l’éloigner, en la chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attirée, avec le besoin physique de voir. Toute droite, les bras tombés, dans un désespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait. Vers une heure, l’abbé Jouve et monsieur Rambaud arrivèrent. Le médecin alla à leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux pâlirent. Ils restèrent debout de saisissement ; et leurs mains tremblaient. Hélène ne s’était pas retournée. La journée était superbe, une de ces après-midi ensoleillées des premiers jours d’avril. Jeanne, dans son lit, s’agitait. La soif qui la dévorait lui donnait par instants un petit mouvement pénible des lèvres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mains transparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Le sourd travail du mal était terminé, elle ne toussait plus, sa voix éteinte ressemblait à un souffle. Depuis un moment, elle tournait la tête, elle cherchait des yeux la lumière. Le docteur Bodin ouvrit la fenêtre toute large. Alors, Jeanne ne s’agita plus et resta la joue contre l’oreiller, les regards sur Paris, avec sa respiration oppressée qui se ralentissait. Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elle s’était ainsi tournée vers la ville étalée à l’horizon. Sa face devenait grave, elle songeait. À cette heure dernière, Paris souriait sous le blond soleil d’avril. Du dehors venaient des souffles tièdes, des rires d’enfants, des appels de moineaux. Et la mourante mettait ses forces suprêmes à voir encore, à suivre les fumées volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elle retrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panthéon, la tour Saint-Jacques ; puis, l’inconnu commençait, ses paupières lasses se fermaient à demi, devant la mer immense des toitures. Peut-être rêvait-elle qu’elle était peu à peu très légère, qu’elle s’envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle se poserait sur les dômes et sur les flèches, elle verrait, en sept ou huit coups d’aile, les choses défendues que l’on cache aux enfants. Mais une inquiétude nouvelle l’agita, ses mains cherchaient encore ; et elle ne se calma que lorsqu’elle tint sa grande poupée dans ses petits bras contre sa poitrine. Elle voulait l’emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi les cheminées toutes roses de soleil. Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait déjà tomber ses ombres bleues. C’était la fin, un étouffement, une agonie lente et sans secousse. Le cher ange n’avait plus la force de se défendre. Monsieur Rambaud, vaincu, s’abattit sur les genoux, secoué de sanglots silencieux, se traînant derrière un rideau pour cacher sa douleur. L’abbé s’était agenouillé au chevet, les mains jointes, balbutiant les prières des agonisants. – Jeanne, Jeanne, murmura Hélène, glacée d’une horreur qui lui soufflait un grand froid dans les cheveux. Elle avait repoussé le docteur, elle se jeta par terre, s’appuya contre le lit pour voir sa fille de tout près. Jeanne ouvrit les yeux, mais elle ne regarda pas sa mère. Ses regards, toujours, allaient là-bas, sur Paris qui s’effaçait. Elle serra davantage sa poupée, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eut encore deux soupirs plus légers. Ses yeux pâlissaient, son visage un instant exprima une angoisse vive. Mais, bientôt, elle parut soulagée, elle ne respirait plus, la bouche ouverte. – C’est fini, dit le docteur en lui prenant la main. Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure de chèvre s’était encore allongée, avec des traits sévères, une ombre grise descendue des sourcils qu’elle fronçait ; et elle avait ainsi dans la mort son visage blême de femme jalouse. La poupée, la tête renversée, les cheveux pendants, semblait morte comme elle. – C’est fini, répéta le docteur qui laissa retomber la petite main froide. Hélène, la face tendue, serra son front entre ses poings, comme si elle sentait son crâne s’ouvrir. Elle ne pleurait pas, elle promenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisa dans sa gorge ; elle venait d’apercevoir, au pied du lit, une petite paire de souliers, oubliée là. C’était fini, Jeanne ne les mettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers aux pauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulant son visage sur la main de la morte qui avait glissé. Monsieur Rambaud sanglotait. L’abbé avait haussé la voix, tandis que Rosalie, dans la porte entrebâillée de la salle à manger, mordait son mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit. Juste à cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvait s’empêcher de monter prendre des nouvelles. – Comment va-t-elle ? demanda-t-il. – Ah ! monsieur, bégaya Rosalie, elle est morte. Il demeura immobile, étonné de ce dénouement qu’il attendait de jour en jour. Puis, il murmura : – Mon Dieu ! la pauvre enfant ! quel malheur ! Et il ne trouva que cette parole bête et navrante. La porte s’était refermée, il descendit.
Un des derniers chapitres correspond aux funérailles de Jeanne (où Zola use du champ lexical de la couleur blanche) : Jeanne est blanche vêtue, dans une bière recouverte de fleurs blanche parmi un cortège blanc. Ce chapitre me fait en partie penser à Matins de neige.
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tu dors encore amour moi j'ouvre les rideaux
sur le monde velours mon amour que c'est beau
c'est un matin de neige c'est le ciel en sanglot
c'est Paris c'est la Terre qui met son blanc manteau
nous marchons sur des œufs marchons sur du velours
nous marchons sur les cieux qui nous parlent d'amour
et des matins de neige qui glacent les contours
pour figer un instant nos deux pas pour toujours
(Matins de neige)


« Hélène s’éveilla un instant pour dire qu’elle voulait des fleurs, beaucoup de fleurs. Alors, sans perdre une minute, madame Deberle se donna un mal infini. […] Son rêve était d’avoir un défilé de petites filles en robe blanche[…] On tendrait les grilles du jardin, on exposerait le corps au milieu des lilas, déjà couverts de fines pointes vertes. […] Les draperies blanches, à franges d’argent, ouvraient un porche entre les deux battants de la grille, rabattus dans les lilas. […] Le salon, peu à peu, s’emplissait d’une tombée de neige. […] En haut, lorsqu’elle entra dans la chambre mortuaire, un grand froid la saisit. Jeanne était encore couchée, les mains jointes ; et comme Marguerite, comme les demoiselles Levasseur, elle avait une robe blanche, un bonnet blanc, des souliers blancs. Une couronne de roses blanches, posée sur le bonnet, faisait d’elle la reine de ses petites amies, fêtée par tout ce monde qui attendait en bas. Devant la fenêtre, la bière de chêne, doublée de satin, s’allongeait sur deux chaises, ouverte comme un coffret à bijoux. Les meubles étaient rangés, un cierge brûlait ; la chambre, close, assombrie, avait l’odeur et la paix humides d’un caveau muré depuis longtemps. […] Hélène, assise devant le lit, levait sur elle des yeux vides. On ne pouvait l’arracher de cette pièce. Depuis trente-six heures, elle était là, malgré les supplications de monsieur Rambaud et de l’abbé Jouve, qui veillaient avec elle. Les deux nuits surtout l’avaient brisée dans une agonie sans fin. Puis, il y avait eu la douleur affreuse de la dernière toilette, les souliers de soie blanche dont elle s’était obstinée à chausser elle-même les pieds de la petite morte. Elle ne bougeait plus, à bout de force, comme endormie par l’excès de son chagrin. […] Elle hocha la tête, elle retomba dans son immobilité. Pourtant, les employés des pompes funèbres attendaient sur le palier. Il fallait en finir. Monsieur Rambaud, qui lui-même chancelait comme un homme ivre, fit un signe suppliant à Juliette, pour qu’elle l’aidât à emmener la pauvre femme. Tous deux la prirent doucement sous les bras ; ils la levaient, ils la conduisaient vers la salle à manger. Mais quand elle comprit, elle les repoussa, dans une crise suprême de désespoir. Ce fut une scène navrante. Elle s’était jetée à genoux devant le lit, cramponnée aux draps, emplissant la chambre du tumulte de sa révolte ; tandis que Jeanne, étendue dans l’éternel silence, raidie et toute froide, gardait un visage de pierre. […]– Non, non ! criait-elle. Je vous en supplie, laissez-la un instant… Vous ne pouvez pas me la prendre. Je veux l’embrasser… Oh ! un instant, un seul instant… Et, de ses bras tremblants, elle la tenait, elle la disputait à ces hommes qui se cachaient dans l’antichambre, le dos tourné, d’un air d’ennui. Mais ses lèvres n’échauffaient pas le froid visage, elle sentait Jeanne s’entêter et se refuser. Alors, elle s’abandonna aux mains qui l’entraînaient, elle tomba sur une chaise de la salle à manger, avec cette plainte sourde, répétée vingt fois : – Mon Dieu… mon Dieu… L’émotion avait épuisé monsieur Rambaud et madame Deberle. Après un court silence, quand celle-ci entrebâilla la porte, c’était fini. Il n’y avait pas eu un bruit, à peine un léger froissement. Les vis, huilées à l’avance, fermaient à jamais le couvercle. Et la chambre était vide, un drap blanc cachait la bière. Alors, la porte resta ouverte, on laissa Hélène libre. Lorsqu’elle rentra, elle eut un regard éperdu sur les meubles, autour des murs. On venait d’emporter le corps. Rosalie avait tiré la couverture pour effacer jusqu’au poids léger de celle qui était partie. Et, ouvrant les bras dans un geste fou, les mains tendues, Hélène se précipita vers l’escalier. Elle voulait descendre. Monsieur Rambaud la retenait, pendant que madame Deberle lui expliquait que cela ne se faisait pas. Mais elle jurait d’être raisonnable, de ne pas suivre l’enterrement. On pouvait bien lui permettre de voir ; elle se tiendrait tranquille dans le pavillon. Tous deux pleuraient en l’écoutant. Il fallut l’habiller. […] Hélène marchait péniblement, cherchant du regard devant elle. En entrant dans le grand jour, elle avait eu un soupir. Mon Dieu ! quelle belle matinée ! Mais ses yeux étaient allés droit à la grille, elle venait d’apercevoir la petite bière sous les tentures blanches. Monsieur Rambaud ne la laissa approcher que de deux ou trois pas. – Voyons, soyez courageuse, disait-il, tout frissonnant lui même. Ils regardèrent. L’étroit cercueil baignait dans un rayon. Sur un coussin de dentelle, aux pieds, était posé un crucifix d’argent. À gauche, un goupillon trempait dans un bénitier. Les grands cierges brûlaient sans une flamme, tachant seulement le soleil de petites âmes dansantes qui s’envolaient. Sous les tentures, des branches d’arbres faisaient un berceau, avec leurs bourgeons violâtres. C’était un coin de printemps, où tombait, par un écartement des draperies, la poussière d’or du large rayon qui épanouissait les fleurs coupées, dont la bière était couverte. Il y avait là un écroulement de fleurs, des gerbes de roses blanches en tas, des camélias blancs, des lilas blancs, des œillets blancs, toute une neige amassée de pétales blancs ; le corps disparaissait, des grappes blanches glissaient du drap ; par terre des pervenches blanches, des jacinthes blanches avaient coulé et s’effeuillaient. Les rares passants de la rue Vineuse s’arrêtaient, avec un sourire ému, devant ce jardin ensoleillé où cette petite morte dormait sous les fleurs. Tout ce blanc chantait, une pureté éclatante flambait dans la lumière, le soleil chauffait les tentures, les bouquets et les couronnes, d’un frisson de vie. Au-dessus des roses, une abeille bourdonnait. – Les fleurs… les fleurs…, murmura Hélène, qui ne trouva pas d’autres paroles. Elle appuyait son mouchoir sur ses lèvres, ses yeux s’emplissaient de larmes, il lui semblait que Jeanne devait avoir chaud, et cette pensée la brisait davantage, d’un attendrissement où il y avait de la reconnaissance pour ceux qui venaient de couvrir l’enfant de toutes ces fleurs. Elle voulut s’avancer, monsieur Rambaud ne songea plus à la retenir. Comme il faisait bon sous les tentures ! Un parfum montait, l’air tiède n’avait pas un souffle. Alors, elle se baissa et ne choisit qu’une rose. C’était une rose qu’elle venait chercher, pour la glisser dans son corsage. Mais un tremblement la prenait, monsieur Rambaud eut peur. – Ne restez pas là, dit-il, en l’entraînant. Vous avez promis de ne pas vous rendre malade. Il cherchait à la conduire dans le pavillon, lorsque la porte du salon s’ouvrit toute grande. Pauline parut la première. Elle s’était chargée d’organiser le cortège. Une à une, les petites filles descendirent. Il semblait que ce fût une floraison hâtive, des aubépines miraculeusement fleuries.
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Je me dis que demain le temps s'en ira loin
Et qu'il effacera nos pas sur le chemin,
D'autres neiges tomberont puis sur d'autres flocons
Oui pour d'autres horizons d'autres amours nous ferons
Nous sommes là toi et moi et Paris qui nous voit
Petits rats d'opéra pas de loup pas de chat
Comme une boite à musique qui sait plus qui sait pas
Du tragique au comique nous marchons toi et moi

vont les matins de neige font fondre les amours
de Paris ou de Liège jusqu'à St Petersbourg
sur des matins de neige vont nos pas de velours
ce temps qui arpège oui les chagrins d'amour
je regarde derrière dans la neige au secours
nos empreintes figées qui s'écrient mon amour
mon amour prends ma main, prends ma main pour toujours
au vent du noir chagrin vont nos chagrins d'amour
(Matins de neige)


Les robes blanches se gonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, où toutes les nuances délicates du blanc passaient comme sur des ailes de cygne. Un pommier laissait tomber ses pétales, des fils de la Vierge flottaient, les robes étaient la candeur même du printemps. Elles ne cessaient point, elles entouraient déjà la pelouse, et elles descendaient toujours le perron, légères, envolées comme un duvet, épanouies tout d’un coup au grand air. Alors, quand le jardin fut tout blanc, en face de cette bande lâchée de petites filles, Hélène eut un souvenir. Elle se rappela le bal de l’autre belle saison, avec la joie dansante des petits pieds. Et elle revoyait Marguerite en laitière, sa boîte au lait pendue à la ceinture, Sophie en soubrette, tournant au bras de sa sœur Blanche, dont le costume de Folie sonnait un carillon. Puis, c’étaient les cinq demoiselles Levasseur, des Chaperons rouges qui multipliaient les toquets de satin ponceau à bandes de velours noir ; tandis que la petite Guiraud, avec son papillon d’Alsacienne dans les cheveux, sautait comme une perdue, en face d’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Aujourd’hui, toutes étaient blanches. Jeanne aussi était blanche, sur l’oreiller de satin blanc, dans les fleurs. La fine Japonaise, au chignon traversé de longues épingles, à la tunique de pourpre brodée d’oiseaux, s’en allait en robe blanche. – Comme elles ont grandi ! murmura Hélène, qui éclata en larmes. Toutes étaient là, sa fille seule manquait. Monsieur Rambaud la fit entrer dans le pavillon ; mais elle resta sur la porte, elle voulait voir le cortège se mettre en marche. […] On avait préparé un bouquet de roses blanches pour chaque petite fille. Il fallut distribuer ces roses ; les enfants, ravies, tenaient les grosses touffes devant elles, comme des cierges.[…] Toutes ces gamines, avec leurs mains fleuries, riaient dans le soleil, puis devenaient tout d’un coup sérieuses, en suivant des yeux la bière que des hommes chargeaient sur le corbillard.
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vont les matins de neige aux amours qui promènent
pour laisser une empreinte pour essuyer les peines
tombe le blanc cortège puisque sur les chemins
vont les matins de neige toi tu me prends la main
quand la province est belle quand chantent les oiseaux
quand vous tombe du ciel l'infini en sanglot
quand y'a plus rien à dire qu'à l'autre oui qu'on l'aime
l'un dans l'autre figé posés comme un diadème
(Matins de neige)


Le corbillard roulait sans bruit, tendu de draperies blanches à franges d’argent ; on entendait seulement les pas cadencés des deux chevaux blancs, assourdis sur la terre battue de la chaussée. C’était comme une moisson de fleurs, de bouquets et de couronnes, que ce char emportait ; on ne voyait pas la bière, de légers cahots secouaient les gerbes amoncelées, le char derrière lui semait des branches de lilas. Aux quatre coins, volaient de longs rubans de moire blanche, que tenaient quatre petites filles, Sophie et Marguerite, une demoiselle Levasseur et la petite Guiraud, celle-ci si mignonne, si trébuchante, que sa mère l’accompagnait. Les autres, en troupe serrée, entouraient le corbillard, avec leurs touffes de roses à la main. Elles marchaient doucement, leurs voiles s’enlevaient, les roues tournaient au milieu de cette mousseline, comme portées sur un nuage, où souriaient des têtes délicates de chérubins. […] Dans la rue, pleine de soleil, des pigeons blancs prirent leur vol, au passage de ce char du printemps. […] Madame Deberle se hâta de rejoindre le convoi qui se dirigeait vers l’église, par la rue de Passy. Maintenant, le jardin était vide, des ouvriers pliaient les tentures. Il n’y avait plus, sur le sable, à la place où Jeanne avait passé, que les pétales effeuillés d’un camélia. Et Hélène, tombée tout d’un coup à cette solitude et à ce grand silence, éprouvait de nouveau l’angoisse, l’arrachement de l’éternelle séparation. Une seule fois encore, être auprès d’elle une seule fois ! L’idée fixe que Jeanne s’en allait fâchée, avec son visage muet et noir de rancune, la traversait de la brûlure vive d’un fer rouge. […] Hélène, vivement, s’enfuit par le jardin. La grille était ouverte, les ouvriers des pompes funèbres emportaient leur échelle. À gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des Réservoirs. C’est là que se trouve le cimetière de Passy. Un mur de soutènement colossal s’élève du boulevard de la Muette, le cimetière est comme une terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocadéro, les avenues, Paris entier. En vingt pas, Hélène fut devant la porte béante, déroulant le champ désert des tombes blanches et des croix noires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles de la première allée. On enterrait rarement, des herbes folles poussaient, quelques cyprès coupaient les verdures de leurs barres sombres. Hélène s’enfonça droit devant elle ; une bande de moineaux s’effaroucha, un fossoyeur leva la tête, après avoir lancé à la volée sa pelletée de terre. Sans doute, le convoi n’était pas arrivé, le cimetière semblait vide. Elle coupa à droite, poussa jusqu’au parapet de la terrasse ; et, comme elle faisait le tour, elle aperçut derrière un bouquet d’acacias les petites filles en blanc, agenouillées devant le caveau provisoire, où l’on venait de descendre le corps de Jeanne. L’abbé Jouve, la main tendue, donnait une dernière bénédiction. Elle entendit seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombait. C’était fini. […] Monsieur Rambaud l’avait rejointe, debout et silencieux près d’elle. Elle s’était appuyée à un des acacias, se sentant défaillir, fatiguée de tout ce monde. Tandis qu’elle répondait par des hochements de tête aux condoléances, une seule pensée l’étouffait : elle était arrivée trop tard, elle avait entendu le bruit de la pierre qui retombait. Et ses yeux revenaient toujours au caveau, dont un gardien du cimetière balayait la marche. – Pauline, surveille les enfants, répétait madame Deberle. Les petites filles agenouillées se levaient comme un vol de moineaux blancs. Quelques-unes, trop petites, les genoux perdus dans leurs jupes, s’étaient assises par terre ; on dut les ramasser. Pendant qu’on descendait Jeanne, les grandes avaient allongé la tête, pour voir au fond du trou. C’était très noir, un frisson les pâlissait. Sophie assurait tout bas qu’on restait là dedans des années, des années. La nuit aussi ? demandait une des demoiselles Levasseur. Certainement, la nuit aussi, toujours. Oh ! la nuit, Blanche y serait morte. Toutes se regardaient, les yeux très grands, comme si elles venaient d’entendre une histoire de voleurs. Mais quand elles furent debout, lâchées autour du caveau, elles redevinrent roses ; ce n’était pas vrai, on disait des contes pour rire. Il faisait trop bon, ce jardin était joli avec ses grandes herbes ; comme on aurait fait de belles parties de cache-cache, derrière toutes ces pierres ! Les petits pieds dansaient déjà, les robes blanches battaient, pareilles à des ailes. Dans le silence des tombes, la pluie tiède et lente du soleil épanouissait cette enfance. Lucien avait fini par fourrer la main sous le voile de Marguerite ; il touchait ses cheveux, il voulait savoir si elle ne mettait rien dessus, pour qu’ils fussent si jaunes. La petite se rengorgeait. Puis, il lui dit qu’ils se marieraient ensemble. Marguerite voulait bien, mais elle avait peur qu’il ne lui tirât les cheveux. Il les touchait encore, il les trouvait doux comme du papier à lettres. – N’allez pas si loin, cria Pauline. – Eh bien ! nous partons, dit madame Deberle. Nous ne faisons rien là, les enfants doivent avoir faim… Il fallut réunir les petites filles qui s’étaient débandées comme un pensionnat en récréation. On les compta, la petite Guiraud manquait ; enfin, on l’aperçut très loin, dans une allée, se promenant gravement avec l’ombrelle de sa mère. Alors, les dames se dirigèrent vers la porte, en poussant devant elles le flot des robes blanches. Madame Berthier félicitait Pauline sur son mariage, qui devait avoir lieu le mois suivant. Madame Deberle disait qu’elle partait dans trois jours pour Naples, avec son mari et Lucien. Le monde s’écoulait, Zéphyrin et Rosalie restèrent les derniers. À leur tour, ils s’éloignèrent. Ils se prirent le bras, ravis de cette promenade, malgré leur gros chagrin ; ils ralentissaient le pas, et leur dos d’amoureux, un moment encore, dansa dans la lumière, au bout de l’avenue. – Venez, murmura monsieur Rambaud. Mais Hélène, d’un geste le pria d’attendre. Elle restait seule, il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée. Quand elle eut vu les dernières personnes disparaître, elle s’agenouilla péniblement devant le caveau. L’abbé Jouve, en surplis, ne s’était point encore relevé. Tous deux prièrent longtemps. Puis, sans parler, avec son beau regard de charité et de pardon, le prêtre l’aida à se mettre debout. – Donne-lui ton bras, dit-il simplement à monsieur Rambaud. À l’horizon, Paris blondissait sous la radieuse matinée de printemps. Dans le cimetière, un pinson chantait.
Entracte dans une vie monotone, cette page d’amour passionnée avec Henri est vite tournée, Hélène épouse ensuite Rambaud et va vivre avec lui à Marseille, regagnant une vie paisible emplie de tristesse et de solitude, dans les bras d’un homme qu’elle n’aime pas, sans sa fille.
« Elle ignore la passion, ayant fait un mariage où son cœur et ses sens n’étaient pour rien. Elle a vécu avec son mari dans des termes d’amitié et de devoirs mutuels. Quand je la prends, elle est veuve, elle a pleuré son mari convenablement, ignore la passion, compte sur sa raison pour aller ainsi jusqu’au bout de sa vie. Les sens semblent parler très peu en elle. C’est une nature calme et réfléchie, dans laquelle éclate un coup de passion. Et voici le sens philosophique de tout le livre : Elle nie la passion, elle s’en croit parfaitement à l’abri par sa raison et son calme, puis la passion la prend, la torture, et elle proclame la passion triomphante ; mais la passion s’en va et elle retombe à son grand calme. Seulement, elle y a laissé sa fille. » E. Zola. Documents préparatoire d’Une page d’amour. NAF

Elle retourne, à la toute fin du roman, voir Jeanne, restée seule dans sa tombe, sous les cyprès du muet cimetière de Passy, devant le Paris éternel. Sous l’hiver revenu, sous la neige, devant Paris immaculé, Hélène vit en paix avec sa douleur ancienne. Henri, a lui oublié cette page, il a eu un deuxième enfant avec sa femme. Ce dernier chapitre m’évoque également Matins de neige.
Spoiler
toi tu m'as laissé là sur un trottoir tout blanc
la princesse dans le froid qui s’épleure tendrement
tu m'as laissé pour quoi ? tu m'as laissé, charmant
la princesse dans le froid, a mal aux sentiments
et s'il est pour toujours le destin des princesses
d'être chagrin d'amour d'avoir le coeur qui blesse
tu sais bien qu'en amour oui toujours on se laisse
sous la neige un beau jour finissent les promesses

amour tu sais toujours quand la neige se pose
à jamais oui ressemblent les chrysanthèmes aux roses
quand il semble soudain que le monde repose
quand il laisse aux amours de réécrire les proses
de ce qu'on s'était dit par un matin de pluie
par un matin de neige a fini dans l'oubli
et si la neige efface oui tout ce qu'on écrit
alors dis moi pourquoi pourquoi je ne t'oublie

Vont les matins de neige et je repense à toi
Je marche dans la rue je reviens sur mes pas
Je regarde l'empreinte qu'on avait laissée là
Par un matin de neige qu'on avait toi et moi
Sous nos pas d'opéra conquis Paris je crois
Je crois bien que Paris non ne s'en souvient pas
Alors et bien tant pis s'il ne reste que moi
Et ce matin de neige oui pour penser à toi
(Matins de neige)


« Deux ans s’étaient écoulés. Un matin de décembre, le petit cimetière dormait dans un grand froid. Il neigeait depuis la veille, une neige fine que chassait le vent du nord. Du ciel qui pâlissait, les flocons plus rares tombaient avec une légèreté volante de plumes. La neige se durcissait déjà, une haute fourrure de cygne bordait le parapet de la terrasse. Au-delà de cette ligne blanche, dans la pâleur brouillée de l’horizon, Paris s’étendait. Madame Rambaud priait encore, à genoux devant le tombeau de Jeanne, sur la neige. Son mari venait de se relever, silencieux. Ils s’étaient épousés en novembre, à Marseille. Monsieur Rambaud avait vendu sa maison des Halles, il se trouvait à Paris depuis trois jours pour terminer cette affaire ; et la voiture qui les attendait, rue des Réservoirs, devait passer à l’hôtel prendre leurs malles et les conduire ensuite au chemin de fer. Hélène avait fait le voyage dans l’unique pensée de s’agenouiller là. Elle restait immobile, la tête basse, comme perdue et ne sentant pas la froide terre qui lui glaçait les genoux. Cependant, le vent cessait. Monsieur Rambaud s’était avancé sur la terrasse, pour la laisser à la douleur muette de ses souvenirs. Une brume s’élevait des lointains de Paris, dont l’immensité s’enfonçait dans le vague blafard de cette nuée. Au pied du Trocadéro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tombée lente des derniers brins de neige. C’était, dans l’air devenu immobile, une moucheture pâle sur les fonds sombres, filant avec un balancement insensible et continu. Au-delà des cheminées de la Manutention, dont les tours de brique prenaient le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s’épaississait, on aurait dit des gazes flottantes, déroulées fil à fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du rêve, enchantée en l’air, tombant endormie et comme bercée. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, à l’approche des toitures ; ils se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s’effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n’entendait pas la marche dans l’espace. Le ciel s’éclairait de plus en plus, partout à la fois, d’une teinte laiteuse, que des fumées troublaient encore. Peu à peu, les îlots éclatants des maisons se détachaient, la ville apparaissait à vol d’oiseau, coupée de ses rues et de ses places, dont les tranchées et les trous d’ombre dessinaient l’ossature géante des quartiers. […] Hélène, lentement, s’était relevée. À terre, ses deux genoux restaient marqués sur la neige. Enveloppée d’un large manteau sombre, bordé de fourrure, elle semblait très grande, les épaules superbes dans tout ce blanc. La barrette de son chapeau, une tresse de velours noir, lui mettait au front l’ombre d’un diadème. Elle avait retrouvé son beau visage tranquille, ses yeux gris et ses dents blanches, son menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Lorsqu’elle tournait la tête, son profil prenait de nouveau une pureté grave de statue. Le sang dormait sous la pâleur reposée des joues, on la sentait rentrée dans la hauteur de son honnêteté. Deux larmes avaient roulé de ses paupières, son calme était fait de sa douleur ancienne. Et elle se tenait debout, devant le tombeau, une simple colonne, où le nom de Jeanne était suivi de deux dates, mesurant la courte existence de la petite morte de douze ans. Autour d’elle, le cimetière étalait la blancheur de son drap, que crevaient des angles de tombes rouillées, des fers de croix pareils à des bras en deuil. Seuls, les pas d’Hélène et de monsieur Rambaud avaient fait un sentier dans ce coin désert. C’était une solitude sans tache, où les morts dormaient. Les allées enfonçaient les fantômes légers des arbres. Par moments, un paquet de neige tombait sans bruit d’une branche trop chargée ; et rien ne bougeait plus. »
Spoiler
je marche dans les rues dessous leurs manteaux blancs
je crois qu'on s'est connu tous les deux en passant
comme passe la vie comme passe le temps
le temps perdu qui fuit oui nos deux yeux d'enfants
moi tu sais j'avais cru que reviendrait printemps
mais toi t'as pas voulu croire que les sentiments
comme un matin de neige quand le ciel est pleurant
comme un matin de neige vous revient un printemps

je te vois dans la rue je te vois en passant
comme deux inconnus nous reparlons du temps
où l'on s'était connus sous la neige trébuchants
toi tu m'as laissé là je ne sais plus vraiment
ce jour-là il avait neigé sur l'océan
ou sur Paris tu sais je ne sais plus vraiment
mais je sais que j'aimais oui me sentir vivant
sous les matins de neige à ton cou tendrement
(Matins de neige)


« Hélène sortait de sa rêverie, lorsqu’elle aperçut près d’elle une mendiante qui se traînait. C’était la mère Fétu, dont la neige assourdissait les gros souliers d’homme, crevés et raccommodés avec des ficelles. Jamais elle ne l’avait vue grelotter d’une misère si noire, couverte de guenilles plus sales, engraissée encore, l’air abêti. La vieille, par les vilains temps, les fortes gelées, les pluies battantes, suivait maintenant les convois, pour spéculer sur l’apitoiement des gens charitables ; et elle savait qu’au cimetière la peur de la mort fait donner des sous ; elle visitait les tombes, s’approchant des gens agenouillés au moment où ils fondaient en larmes, parce que, alors, ils ne pouvaient refuser. Depuis un instant, entrée avec le dernier cortège, elle guettait Hélène de loin. Mais elle n’avait point reconnu la bonne dame, elle racontait avec de petits sanglots, la main tendue, qu’elle avait chez elle deux enfants qui mouraient de faim. Hélène l’écoutait, muette devant cette apparition. Les enfants étaient sans feu, l’aîné s’en allait de la poitrine. Tout d’un coup, la mère Fétu s’arrêta ; un travail se faisait dans les mille plis de son visage, ses yeux minces clignotaient. Comment ! c’était la bonne dame ! Le Ciel avait donc exaucé ses prières ! Et, sans arranger l’histoire des enfants, elle se mit à geindre, avec un flot de paroles intarissable. Des dents lui manquaient encore, on l’entendait à peine. Toutes les misères du bon Dieu lui étaient tombées sur la tête. Son monsieur avait donné congé, elle venait de rester trois mois dans son lit ; oui, ça la tenait toujours, maintenant ça lui grouillait partout, une voisine disait qu’une araignée devait pour sûr lui être entrée par la bouche, pendant qu’elle dormait. Si elle avait eu seulement un peu de feu, elle se serait chauffé le ventre ; il n’y avait plus que ça pour la soulager. Mais rien de rien, pas des bouts d’allumettes. Peut-être bien que Madame était allée en voyage ? C’étaient ses affaires. Enfin, elle la trouvait joliment portante, et fraîche, et belle. Dieu lui rendrait tout ça. Comme Hélène tirait sa bourse, la mère Fétu souffla, en s’appuyant à la grille du tombeau de Jeanne. Les convois s’en étaient allés. Quelque part, dans une fosse voisine, on entendait les coups de pioche réguliers d’un fossoyeur qu’on ne voyait pas. Pourtant, la vieille avait repris haleine, les yeux fixés sur la bourse. Alors, pour augmenter l’aumône, elle se montra très câline, elle parla de l’autre dame. On ne pouvait pas dire, c’était une dame charitable ; eh bien ! elle ne savait pas faire, son argent ne profitait pas. Prudemment, elle regardait Hélène en disant ces choses. Ensuite, elle se hasarda à nommer le docteur. Oh ! celui-là était bon comme le bon pain. L’été dernier, il avait encore fait un voyage avec sa femme. Leur petit poussait, un bel enfant. Mais les doigts d’Hélène, qui ouvraient la bourse, avaient tremblé, et la mère Fétu, tout d’un coup, changea de voix. Stupide, effarée, elle venait seulement de comprendre que la bonne dame se trouvait là près du tombeau de sa fille. Elle bégaya, soupira, tâcha de la faire pleurer. Une mignonne si gentille, avec des amours de petites mains, qu’elle voyait encore lui donner des pièces blanches. Et comme elle avait de longs cheveux, comme elle regardait les pauvres avec de grands yeux pleins de larmes ! Ah ! on ne remplaçait pas un ange pareil ; il n’y en avait plus, on pouvait chercher dans tout Passy. Aux beaux jours, elle apporterait chaque dimanche un bouquet de pâquerettes, cueilli dans le fossé des fortifications. Elle se tut, inquiète du geste dont Hélène lui coupa la parole. C’était donc qu’elle ne trouvait plus ce qu’il fallait dire ? La bonne dame ne pleurait pas, et elle ne lui donna qu’une pièce de vingt sous. Monsieur Rambaud, cependant, s’était approché du parapet de la terrasse. Hélène alla le rejoindre. Alors, la vue du monsieur alluma les yeux de la mère Fétu. Elle ne le connaissait pas, celui-là ; ce devait être un nouveau. Traînant les pieds, elle marcha derrière Hélène, en appelant sur elle toutes les bénédictions du paradis ; et, lorsqu’elle fut près de monsieur Rambaud, elle reparla du docteur. En voilà un qui aurait un bel enterrement, quand il mourrait, si les pauvres gens, qu’il avait soignés pour rien, suivaient son corps ! Il était un peu coureur, personne ne disait le contraire. Des dames de Passy le connaissaient bien. Mais ça ne l’empêchait pas d’adorer sa femme, une femme si gentille, qui aurait pu se mal conduire et qui n’y songeait seulement plus. Un vrai ménage de tourtereaux. Est-ce que Madame leur avait dit bonjour ? Ils étaient pour sûr chez eux, elle venait de voir les persiennes ouvertes, rue Vineuse. Ils aimaient tant Madame autrefois, ils seraient si heureux de l’embrasser ! En mâchant ces bouts de phrases, la vieille guignait monsieur Rambaud. Il l’écoutait, avec sa tranquillité de brave homme. Les souvenirs évoqués devant lui ne mettaient pas une ombre sur son visage paisible. Il crut seulement remarquer que l’acharnement de cette mendiante importunait Hélène, et il fouilla dans sa poche, il lui fit à son tour une aumône, en l’éloignant du geste. Lorsqu’elle vit une seconde pièce blanche, la mère Fétu éclata en remerciements. Elle achèterait un peu de bois, elle chaufferait son mal ; il n’y avait plus que ça pour lui calmer le ventre. Oui, un vrai ménage de tourtereaux à preuve que la dame était accouchée, l’autre hiver, d’un deuxième enfant, une belle petite fille, rose et grasse, qui devait aller sur ses quatorze mois. Le jour du baptême, à la porte de l’église, le docteur lui avait mis cent sous dans la main. Ah ! les bons cœurs se rencontrent, Madame lui portait chance. Faites, mon Dieu ! que Madame n’ait pas un chagrin, comblez-la de toutes les prospérités ! Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il ! Hélène resta toute droite devant Paris, pendant que la mère Fétu s’en allait au milieu des tombes, en bredouillant trois Pater et trois Ave. La neige avait cessé, les derniers flocons s’étaient posés sur les toits avec une lenteur lasse ; et, dans le vaste ciel d’un gris de perle, derrière les brumes qui se fondaient, le ton d’or du soleil allumait une clarté rose. Une seule bande de bleu, sur Montmartre, bordait l’horizon, d’un bleu si lavé et si tendre, qu’on aurait dit l’ombre d’un satin blanc. Paris se dégageait des fumées, s’élargissait avec ses champs de neige, sa débâcle qui le figeait dans une immobilité de mort. Maintenant, les mouchetures volantes ne donnaient plus à la ville ce grand frisson, dont les ondes pâles tremblaient sur les façades couleur de rouille. Les maisons sortaient toutes noires des masses blanches où elles dormaient, comme moisies par des siècles d’humidité. Des rues entières semblaient ruinées, dévorées de salpêtre, les toitures près de fléchir, les fenêtres enfoncées déjà. Une place, dont on apercevait le carré plâtreux, s’emplissait d’un tas de décombres. Mais, à mesure que la bande bleue grandissait du côté de Montmartre, une lumière coulait, limpide et froide comme une eau de source, mettant Paris sous une glace où les lointains eux-mêmes prenaient une netteté d’image japonaise.
[…] Dans son manteau de fourrure, les mains perdues au bord des manches, Hélène songeait. Une seule pensée revenait en elle comme un écho. Ils avaient eu un enfant, une petite fille rose et grasse ; et elle la voyait à l’âge adorable où Jeanne commençait à parler. Les petites filles sont si mignonnes à quatorze mois ! Elle comptait les mois ; quatorze, cela faisait presque deux ans, en tenant compte des autres ; juste l’époque, à quinze jours près. Alors, elle eût une vision ensoleillée de l’Italie, un pays idéal, avec des fruits d’or, où les amants s’en allaient sous des nuits embaumées, les bras à la taille. Henri et Juliette marchaient devant elle, dans un clair de lune. Ils s’aimaient comme des époux qui redeviennent des amants. Une petite fille rose et grasse, dont les chairs nues rient au soleil, tandis qu’elle essaie de bégayer des mots confus que sa mère étouffe sous des baisers ! Et elle pensait à ces choses sans colère, le cœur muet, élargissant encore sa sérénité dans la tristesse. Le pays du soleil avait disparu, elle promenait ses lents regards sur Paris, dont l’hiver raidissait le grand corps. Des colosses de marbre semblaient couchés dans la paix souveraine de leur froideur, les membres las d’une vieille souffrance qu’ils ne sentaient plus. Un trou bleu s’était fait au-dessus du Panthéon. Pourtant, ses souvenirs redescendaient les jours. Elle avait vécu dans une stupeur, à Marseille. Un matin, en passant rue des Petites Maries, elle s’était mise à sangloter devant la maison de son enfance. C’était la dernière fois qu’elle avait pleuréc Monsieur Rambaud venait souvent ; elle le sentait autour d’elle comme une protection. Il n’exigeait rien, il n’ouvrait jamais son cœur. Vers l’automne, elle l’avait vu entrer un soir, les yeux rouges, brisé par un grand chagrin : son frère, l’abbé Jouve, était mort. À son tour, elle l’avait consolé. Ensuite, elle ne se rappelait plus nettement. L’abbé semblait sans cesse derrière eux, elle cédait à la résignation dont il l’enveloppait. Puisqu’il voulait encore cette chose, elle ne trouvait pas de raison pour refuser. Cela lui paraissait très sage. D’elle même, comme son deuil prenait fin, elle avait réglé posément les détails avec monsieur Rambaud. Les mains de son vieil ami tremblaient de tendresse éperdue. Comme elle voudrait, il l’attendait depuis des mois, un signe lui suffisait. Ils s’étaient mariés en noir. Le soir des noces, lui aussi avait baisé ses pieds nus, ses beaux pieds de statue qui redevenaient de marbre. Et la vie se déroulait de nouveau. Tandis que le ciel bleu grandissait à l’horizon, cet éveil de sa mémoire était une surprise pour Hélène. Elle avait donc été folle pendant un an ? Aujourd’hui, lorsqu’elle évoquait la femme qui avait vécu près de trois années dans cette chambre de la rue Vineuse, elle croyait juger une personne étrangère, dont la conduite l’emplissait de mépris et d’étonnement. Quel coup d’étrange folie, quel mal abominable, aveugle comme la foudre ! Elle ne l’avait pourtant pas appelé. Elle vivait tranquille, cachée dans son coin, perdue dans l’adoration de sa fille. La route s’allongeait devant elle, sans une curiosité, sans un désir. Et un souffle avait passé, elle était tombée par terre. À cette heure encore, elle ne s’expliquait rien. Son être avait cessé de lui appartenir, l’autre personne agissait en elle. Était-ce possible ? elle faisait ces choses ! Puis, un grand froid la glaçait, Jeanne s’en allait sous les roses. Alors, dans l’engourdissement de sa douleur, elle redevenait très calme, sans un désir, sans une curiosité, continuant sa marche lente sur la route toute droite. Sa vie reprenait, avec sa paix sévère et son orgueil de femme honnête. Monsieur Rambaud fit un pas, voulut l’emmener de ce lieu de tristesse. Mais, d’un geste, Hélène lui témoigna l’envie de rester encore. Elle s’était approchée du parapet, elle regardait en bas, sur l’avenue de la Muette, une station de voitures dont la file mettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses crevés par l’âge. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts de mousse, semblaient se pourrir là depuis des temps très anciens. Des cochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux gelés. Sur la neige, d’autres voitures, une à une, péniblement, avançaient. Les bêtes glissaient, tendaient le cou, tandis que des hommes, descendus de leur siège, les tenaient à la bride, avec des jurons ; et l’on voyait, derrière les vitres, des figures de voyageurs patients, renversés contre les coussins, résignés à faire en trois quarts d’heure une course de dix minutes. […] Une ouate étouffait les bruits ; seules les voix montaient, dans cette mort des rues, avec une vibration particulière, grêles et distinctes : des appels, des rires de gens surpris par le verglas, des colères de charretiers faisant claquer leurs fouets, un ébrouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, à droite, les grands arbres du quai étaient des merveilles. On aurait dit des arbres de verre filé, d’immenses lustres de Venise, dont des caprices d’artistes avaient tordu les bras piqués de fleurs. Le vent, du côté du nord, avait changé les troncs en fûts de colonne. En haut, s’embroussaillaient des rameaux duvetés, des aigrettes de plume, une exquise découpure de brindilles noires, bordées de filets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l’air limpide. Et Hélène se disait qu’elle ne connaissait pas Henri. Pendant un an, elle l’avait vu presque chaque jour ; il était resté des heures et des heures à se serrer contre elle, à causer, les yeux dans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s’était donnée et il l’avait prise. Elle ne le connaissait pas, elle faisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D’où venait-il ? Comment se trouvait-il près d’elle ? Quel homme était-ce pour qu’elle lui eût cédé, elle qui serait plutôt morte que de céder à un autre ? Elle l’ignorait, il y avait là un vertige où chancelait sa raison. Au dernier comme au premier jour, il lui restait étranger. Vainement elle réunissait les petits faits épars, ses paroles, ses actes, tout ce qu’elle se rappelait de sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d’un air fin, il gardait l’attitude correcte d’un homme bien élevé. Puis, elle revoyait son visage en feu, ses mains égarées de désirs. Des semaines coulaient, il disparaissait, il était emporté. À cette heure, elle n’aurait su dire où elle lui avait parlé pour la dernière fois. Il passait, son ombre s’en était allée avec lui. Et leur histoire n’avait pas d’autre dénouement. Elle ne le connaissait pas
Dans les toutes dernières lignes, Paris est personnifié, il est une personne vivante passant les journées avec Hélène, c’est le fil de la vie, le cours de l’existence. La vie d’Hélène aujourd’hui est sans événement, elle est résignée devant l’existence morne qui l’attend (un peu comme au début du livre, mais sans sa fille cette fois).
Spoiler
Vont les matins de neige font fondre les amours
De Paris ou de Liège m'aimeras-tu toujours
Sur des matins de neige vont nos pas de velours
Ce temps qui arpège oui les chagrins d'amour
Je regarde derrière dans la neige au secours
Nos empreintes figées qui s'écrient mon amour
Mon amour prends ma main prends ma main pour toujours
Aux vents du noir chagrin vont nos chagrins d'amour

C'est un matin de neige c'est le ciel en sanglots
C'est Paris c'est la Terre qui met son blanc manteau
Tu dors encore amour moi j'ouvre les rideaux
Sur un monde en velours mon amour que c'est beau
C'est un matin de neige c'est le ciel en sanglot
C'est Paris c'est la Terre qui met son blanc manteau
Tu dors encore amour moi j'ouvre les rideaux
Sur le monde velours mon amour que c'est beau
(Matins de neige)


« Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se déployait. Hélène leva la tête, lasse de souvenirs, heureuse de cette pureté. C’était un bleu limpide, très pâle, à peine un reflet bleu dans la blancheur du soleil. L’astre, bas sur l’horizon, avait un éclat de lampe d’argent. Il brûlait sans chaleur, dans la réverbération de la neige, au milieu de l’air glacé. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, étalaient des draps blancs, ourlés de noir. De l’autre côté du fleuve, le carré du Champ-de Mars déroulait une steppe, où des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer à des traîneaux russes filant avec un bruit de clochettes ; tandis que les ormes du quai d’Orsay, rapetissés par l’éloignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, hérissant leurs aiguilles. Dans l’immobilité de cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaient d’hermine ; elle charriait depuis la veille, et l’on distinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides, l’écrasement des blocs s’engouffrant sous les arches. Puis, les ponts s’échelonnaient, pareils à des dentelles blanches, de plus en plus délicates, jusqu’aux roches éclatantes de la Cité, que les tours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D’autres pointes, à gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Augustin, l’Opéra, la tour Saint-Jacques étaient comme des monts où règnent les neiges éternelles ; plus près, les pavillons des Tuileries et du Louvre, reliés par les nouveaux bâtiments, dessinaient l’arête d’une chaîne aux sommets immaculés. Et c’étaient encore, à droite, les cimes blanchies des Invalides, de Saint-Sulpice, du Panthéon, ce dernier très loin, profilant sur l’azur un palais du rêve, avec des revêtements de marbre bleuâtre. Pas une voix ne montait. Des rues se devinaient à des fentes grises, des carrefours semblaient s’être creusés dans un craquement. Par files entières, les maisons avaient disparu. Seules, les façades voisines étaient reconnaissables aux mille raies de leurs fenêtres. Les nappes de neige, ensuite, se confondaient, se perdaient en un lointain éblouissant, en un lac dont les ombres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris, immense et clair, dans la vivacité de cette gelée, luisait sous le soleil d’argent. Alors, Hélène, une dernière fois, embrassa d’un regard la ville impassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle la retrouvait, tranquille et comme immortelle dans la neige, telle qu’elle l’avait quittée, telle qu’elle l’avait vue chaque jour pendant trois années. Paris était pour elle plein de son passé. C’était avec lui qu’elle avait aimé, avec lui que Jeanne était morte. Mais ce compagnon de toutes ses journées gardait la sérénité de sa face géante, sans un attendrissement, témoin muet des rires et des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l’avait, selon les heures, cru d’une férocité de monstre, d’une bonté de colosse. Aujourd’hui, elle sentait qu’elle l’ignorerait toujours, indifférent et large. Il se déroulait, il était la vie. […] Monsieur Rambaud, cependant, la toucha légèrement pour l’emmener. Sa bonne figure s’inquiétait. Il murmura : – Ne te fais pas de peine. Il savait tout, il ne trouvait que cette parole. Madame Rambaud le regarda et fut apaisée. Elle avait le visage rose de froid, les yeux clairs. Déjà elle était loin. L’existence recommençait. – Je ne sais plus si j’ai bien fermé la grosse malle, dit-elle. Monsieur Rambaud promit de s’en assurer. Le train partait à midi, ils avaient le temps. On sablait les rues, leur voiture ne mettrait pas une heure. Mais, tout d’un coup, il haussa la voix. – Je suis sûr que tu as oublié les cannes à pêche ! – Oh ! absolument ! cria-t-elle, surprise et fâchée de son manque de mémoire. Nous aurions dû les prendre hier. C’étaient des cannes très commodes, dont le modèle ne se vendait pas à Marseille. Ils possédaient, près de la mer, une petite maison de campagne, où ils devaient passer l’été. Monsieur Rambaud consulta sa montre. En allant à la gare, ils pouvaient encore acheter les cannes. On les attacherait avec les parapluies. Alors, il l’emmena, piétinant, coupant au milieu des tombes. Le cimetière était vide, il n’y avait plus que leurs pas sur la neige. Jeanne, morte, restait seule en face de Paris, à jamais »
«Dans la misère de ma jeunesse, j’habitais des greniers de faubourg, d’où l’on découvrait Paris entier. Ce grand Paris immobile et indifférent qui était toujours dans le cadre de ma fenêtre, me semblait comme le témoin muet, comme le confident tragique de mes joies et de mes tristesses. J’ai eu faim et j’ai pleuré devant lui ; et, devant lui, j’ai aimé, j’ai eu mes plus grands bonheurs. Eh bien ! dès ma vingtième année, j’avais rêvé d’écrire un roman, dont Paris, avec l’océan de ses toitures, serait un personnage, quelque chose comme le chœur antique. Il me fallait un drame intime, trois ou quatre créatures dans une petite chambre, puis l’immense ville à l’horizon, toujours présente, regardant avec ses yeux de pierre le tourment effroyable de ces créatures. C’est cette vieille idée que j’ai tenté de réaliser dans Une page d’amour. Voilà tout . » É. Zola, Le Roman expérimental.

Ainsi, Hélène et Henri, c’est « un coup de passion, un amour qui naît et qui passe, imprévu, sans laisser de trace. Le titre veut dire cela : une page dans une œuvre, une journée dans une vie. » (Zola). Pour Hélène, à la fin, ne reste qu’un vide incommensurable après un semblant de plénitude. Zola, avec une Page d’amour, a fait une description d'un amour flamboyant, passant de tranquille à dévorant, de spirituel à charnel, insatiable, dévastant tout sur son passage, jusqu’à perdre la raison, oubliant ceux qui sont le plus proches de nous. A l’acmé de l’amour, les illusions s’effondrent car l’amour et la douleur ne peuvent se délier, et pourtant, on en redemande tous, inlassablement. Après le feu, c’est la pluie, puis la neige. D'où le liens que je fais avec ces deux chansons.
Matins de pluie, c’est les larmes désolées d’un abandon (Comme Jeanne, se sentant abandonnée par sa mère dans le roman)
Matins de neige, c’est la résignation, l’acceptation mélancolique, le deuil de cette perte définitive (pour autant qui restera toujours une blessure), le silence et la solitude d’être mais sans l’autre. (comme Hélène et sa fille décédée dans le roman)
« Les flocons se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence que les fleurs qui s’effeuillent font plus de bruit ; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement. »
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Meduse
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Waow 🤩 merci @Digitalis ! Ce post a dû te prendre un temps de dingue ... quel cadeau ! Aussi interressant sur le fond que sur la forme.
🙏
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Digitalis
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Meduse a écrit : 05 mars 2022, 12:26 Waow 🤩 merci Digitalis ! Ce post a dû te prendre un temps de dingue ... quel cadeau ! Aussi interressant sur le fond que sur la forme.
🙏
Ça occupe mes insomnies !
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Digitalis
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Matins de neige et Matins de pluie (et bien d'autres aussi) ...C'est Ana qui les a écrites ou co-écrites...
C'est fou, je n'arrive pas trop à faire la différence dans leur écriture (ou leurs, je sais plus du coup) !
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audrey83
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Eh oui il semblerait que le processus de co-création, s'il est ces derniers temps affiché de manière plus évidente, ne soit pas nouveau, et date au moins de 5 ans. Belle et studieuse trouvaille que les passerelles entre le champ lexical/stylistique d'une page d'amour de Zola et celui de ces deux chansons, passerelles dont la retranscription est très claire, ce qui n'a pas dû être de tout repos à effectuer. Bel hommage à ces deux chansons qui sont à mon avis dans le top 10 du répertoire saezien.
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Digitalis
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L'Ouragan est un opéra de Bruneau où se joue un poème lyrique de Zola (Opéra-Comique, 1901). Zola, librettiste ici, met en scène les passions humaines déchaînées, c'est l'ouragan des sentiments et des passions. Et comme à son habitude, Zola utilise la nature et les éléments pour métaphoriser ces états humains. Il nous emmène sur l'île de Goel, île fictive de ce drame passionnel, qu'il décrit comme "cette île est partout et nulle part (...) là-bas, où des couples aiment, souffrent, pleurent et espèrent, dans la tourmente de leurs cœurs et des éléments. "

Un ouragan sévit en mer, Richard (accompagné de Lulu, une jeune enfant) accoste pour se réfugier sur l’île de Goël, qu’il a quittée depuis longtemps pour explorer les mers. Il y retrouve deux sœurs : Jeanine, qui l'a aimé et qui l’aime toujours, mais qui a épousé Landry (le frère de Richard) quand ce dernier a quitté l'île il y a des années; et Marianne qui dirige l'île. Richard et Jeannine se retrouvent. Landry est prêt à tuer son frère, fou de jalousie, mais en protégeant Richard, Marianne frappe mortellement Landry.  L’amour des deux amants est alors pour toujours entaché et Richard reprend la mer, pour un horizon infini, accompagné de Lulu. (Comme un p'tit air de Vaisseau Fantôme aussi!)

Si certaines âmes musiciennes ici ont le courage de défricher cette partition et de nous faire entrevoir la musique de cet opéra lyrique (je n'ai jamais réussi à le trouver ailleurs) https://archive.org/details/louragandra ... 2/mode/2up


Du calme à l'ouragan. I. Aivazovsky.jpg
Du calme à l'ouragan. I. Aivazovsky

Je l'associe à Aux Encres des Amours, mais je n'arrive pas vraiment à faire de correspondances littérales ...



PERSONNAGES
Richard, 40 ans
Landry, 30 ans
 Gervais, 60 ans 
Marianne, 35 ans
Jeanine, 25 ans 
Lulu, 15 ans 
Pêcheurs, femmes de pêcheurs, marins.


Dans l’île de Goël.
Spoiler
ACTE PREMIER

Une maison de pêcheurs, primitive et sauvage, avec terrasse sur la mer. La terrasse occupe toute la scène, la maison est à gauche. Un mur bas, à hauteur d’appui, fait de cailloux entassés, entoure et limite la terrasse ; et, au fond, une étroite porte s’ouvre, d’où descend un escalier parmi les rochers. De là, à gauche, part une côte tourmentée, rude et âpre, formant promontoire. Pas un arbre, rien que des rocs nus et des éboulis de pierres. À l’horizon, la mer semée de brisants, très loin, de toutes parts. — Au lever du rideau, beau soleil, ciel clair, sur la mer étincelante. Un vol de barques de pêche vient de partir, et l’on voit leurs voiles blanches décroître peu à peu et disparaître, derrière le promontoire.


SCÈNE PREMIÈRE
 
JEANINE, GERVAIS. (Elle, assise, raccommode des filets. Lui, debout, au fond, regarde s’en aller les barques.)

LES PÉCHEURS, dans les barques, et dont les voix se perdent au loin. — Par les beaux temps, par les gros temps, les barques de Goël s’en vont à la pêche, pour les maigres hasards des filets, ô mer douce et mauvaise, exécrée, adorée !
GERVAIS. — Nos barques sont parties, et que Dieu les protège !
LES PÉCHEURS, plus lointains. — Dans l’éternel danger, les pêcheurs de Goël sont joyeux, clair soleil, et te disent merci de la belle journée !
GERVAIS. — Là-bas, mon Pierre, mon Jacques, mes deux chers petits-fils, ont disparu, et que Dieu les protège !
LES PÉCHEURS, plus lointains. — Merci, clair soleil, merci de la mer calme et bienveillante, en attendant la mer furieuse que démonte l’ouragan ! (Les voix s’éteignent.)
JEANINE, qui a laissé tomber son aiguille, oisive, rêveuse. — Goël ! Goël ! île farouche et solitaire, île de roc nu, vierge encore sauvage après des mille années, gardée pure de tous côtés, au loin, par sa ceinture de brisants, où les navires en voyage au moindre vent s’écrasent !Goël ! Goël ! dur granit ignorant de la charrue et du blé, où depuis des mille années ne peuvent vivre que deux familles de pêcheurs rivales, les femmes toutes grandes et belles, les hommes tous braves et forts !Goël ! Goël ! côte écartée et redoutée, dont les pêcheurs, toujours en mer, leur mer de tempête, sont rois loin du monde, depuis des mille années, libres et seuls maîtres de leur roc battu par les vents, et les flots !
GERVAIS, regardant toujours la mer, où les barques ont disparu. — Ah ! que Dieu protège les barques de Goël !
JEANINE. — Mais le ciel est pur, la mer est calme.
GERVAIS. — Non !… Là-bas, à l’horizon, voyez-vous ce point noir, presque invisible encore, et qui grandit ?… Déjà, la mer m’a pris le père, François, mon grand fils. Aujourd’hui, que Dieu protège mon Pierre et mon Jacques, mes deux chers petits-fils !
JEANINE, languissante. — Mon bon Gervais, tu te trompes, il fait si clair et si doux !
GERVAIS. — Non, non ! dame Jeanine, un vieux comme moi, tanné par les orages, ne se trompe pas… (Une voile paraît à l’horizon.) Et, tenez ! ce navire, là-bas, parmi les brisants, est perdu, s’il ignore notre baie de Grâce.
JEANINE, oisive, rêveuse, reprenant son chant. — Goël ! Goël ! malheur au navire surpris dans tes eaux par l’ouragan, s’il ne connaît l’étroit chenal, et s’il ne s’abrite dans ta baie de Grâce, le port naturel, secret et délicieux, qui se creuse à ton flanc !Goël ! Goël ! c’est ton paradis, ta merveille, ta baie de Grâce, aux flots toujours calmes, aux rives de verdure, où se dresse l’arbre géant d’amour et de refuge, jardin miraculeux que tes roches abritent de leur stérilité, et dont les courants tièdes font fleurir l’éternel printemps !

SCÈNE II
 
LES MÊMES, LANDRY.

LANDRY, entrant par la gauche, violent, un peu ivre. — Femme, encore à rêvasser, encore à paresser !
JEANINE, peureuse, reprenant l’aiguille. — Landry, de grâce… Je me reposais un petit moment.
LANDRY. — Un petit moment, oui ! les journées entières… Voyons ce travail. Ta sœur Marianne doit venir acheter ces filets, puisque la malechance nous force à les vendre. (Il examine les filets.) Comment ! des trous encore ? (Furieux.) Qu’as-tu donc fait depuis ce matin ?
JEANINE, terrifiée. — De grâce, Landry… Dans un petit moment, tout sera réparé.LANDRY, menaçant. — Un petit moment, un petit moment !… Faut-il donc que je me fâche ?
GERVAIS, intervenant. — Patron Landry, c’est mal de rudoyer les femmes.
LANDRY, se tournant vers lui. — Toi, que fais-tu là, puisque tu n’es plus des nôtres et que tu t’es vendu à Marianne ?
GERVAIS, bravement. — Si je ne suis plus des vôtres, c’est que tous les vôtres vous quittent… J’attends ici dame Marianne.
LANDRY, revenant à Jeanine. — Femme, que ces filets soient réparés quand je reviendrai… Le ciel se voile, je vais faire remonter les barques qui ne sont point parties… (A Jeanine.) Au travail, au travail ! et prends garde ! (Il sort par la gauche. Jeanine s’est remise peureusement au travail. Puis, quand Landry est parti, elle éclate en sanglots.)

SCÈNE III
 
JEANINE, GERVAIS, puis MARIANNE.

GERVAIS, regardant pleurer Jeanine. — Quelle misère ! quelle pitié ! un patron qui semblait si doux, si honnête, voici trois ans à peine, avant que son grand frère s’en allât aux pays lointains… Et, maintenant, il boit, il joue, pendant que ses hommes vont seuls à la pêche ; et la maison croule ; et la femme pleure… (Doucement, à Jeanine.) Vous vous ferez du mal, dame Jeanine, il ne faut pas pleurer si fort.
JEANINE. — Mon bon Gervais, je suis si malheureuse !
GERVAIS. — Tenez, voici votre sœur, dame Marianne, qui vient.JEANINE, s’essuyant les yeux. — Ah ! je ne veux pas qu’elle voie mes larmes. (Elle se remet au travail.)
MARIANNE, qui est entrée par le fond, regardant le ciel. — La tempête s’annonce, l’ouragan va souffler.
GERVAIS. — Tout à l’heure, un navire était là, en danger d’être perdu. Il a dû gagner la baie de Grâce.MARIANNE. — Va donc aider nos hommes à remonter les barques… Tu les entends, ils se hâtent. (Gervais s’en va.)
LES PÉCHEURS, au dehors. — Ohé hisse ! ohé hisse ! tirons sur la corde d’un seul coup… Ohé hisse ! ohé hisse ! remontons les barques que les vagues briseraient… Ohé hisse ! ohé hisse ! (Leurs voix s’éteignent. Le ciel et la mer s’obscurcissent à partir de ce moment, mais d’une manière lente, et l’ouragan n’éclate qu’à la fin de l’acte.)

SCÈNE IV
 
JEANINE, MARIANNE.

MARIANNE, s’approchant de Jeanine qui travaille toujours. — Ce sont ces filets-là que Landry désire me vendre ?
JEANINE. — Oui, ma sœur.
MARIANNE. — Voyons… (Elle les examine.) Mais ils sont en loques. Je n’en veux pas.
JEANINE. — Ah ! ma sœur, ah ! ma sœur ! (Ses larmes jaillissent de nouveau.)
MARIANNE. — Quoi ? qu’as-tu à sangloter encore ?
JEANINE. — Je suis lâche, comme toujours. Je m’étais juré de ne plus pleurer devant toi. Mais si tu savais ! Il me bat maintenant… (Elle se lève.) Et c’est toi qui l’as voulu !
MARIANNE. — Moi ?
JEANINE. — N’est-ce pas toi qui m’as forcée à ce mariage ? Je n’aimais pas Landry, j’aimais Richard, son grand frère, son aîné de dix ans, dont tu m’as séparée.
MARIANNE. — C’est vrai.
JEANINE. — Tu l’aimais aussi. À le perdre, tu voulais qu’il fût perdu pour moi. Lui, qui m’adorait, tu l’as poussé au renoncement, au départ, pour notre prétendu bien à tous.
MARIANNE. — C’est vrai… Mais, froide tête, pauvre cœur, n’as-tu donc pas l’orgueil du sang dont tu es ? Lorsque, de tous les nôtres, nous ne sommes restées que deux filles, j’ai fait le serment, moi, femme, de régner sur Goël, d’abattre l’unique pêcherie voisine, notre rivale séculaire, où n’étaient plus que Richard et Landry… Ah ! la vaincre, régner sur Goël, régner, régner !
JEANINE. — Et nos filets sont devenus les tiens, nos barques sont les tiennes, mon mari boit et me bat, la misère achève la ruine de cette maison… Régner, grand Dieu ! régner, que m’importe ! Je n’ai soif que de tendresse, je n’ai faim que d’amour. Si je suis née du flot de cette rive, c’est pour être bercée, et caressée, et gardée les nuits et les jours entre les bras de l’homme que j’aime… Je veux être aimée, aimée, aimée !
MARIANNE. — Oui, tu n’avais pas quinze ans, lorsque deux hommes se sont égorgés pour toi, à coups de couteau. Et tu venais d’en avoir vingt, quand un autre, là-bas, s’est brisé le crâne, en se jetant de cette roche. Tu es le désir, la femme qui perd le monde, qui sème la démence et les catastrophes.
JEANINE. — Et toi, sœur despotique et farouche, sœur qui m’a mise en larmes, tu es l’orgueil, l’éternel besoin de domination ; et, quand tu aimes, c’est la jalousie qui ravage et qui tue.
MARIANNE, comme à elle-même, les yeux au loin, sur la mer. — O Richard, si tu m’avais aimée, quel roi heureux j’aurais fait de toi ! Et, c’est vrai, puisque je ne pouvais t’avoir, j’ai voulu que tu ne fusses à personne. Mais, quand même, mon cœur se souvient. Va, va sur les mers, sans fin, et ne reviens jamais, car tu l’as juré.
JEANINE, comme à elle-même, les yeux au loin, sur la mer. — Depuis que je pleure, ô Richard, à chaque larme versée, mon cœur t’appelle. Mes heures, je les passe là, les yeux perdus sur l’immensité des flots. Ah ! que j’aurais besoin d’être aimée, d’être secourue et délivrée ! Mes deux bras, à ton cou, feraient un collier de félicité parfaite. Mais jamais plus tu ne reviendras, car tu l’as juré.
LES PÉCHEURS, au dehors. — Ohé hisse ! ohé hisse ! le vent souffle, la mer se gonfle… Ohé hisse ! ohé hisse ! remontons les barques que les vagues briseraient… Ohé hisse ! ohé hisse !
GERVAIS, arrivant par le fond, portant un paquet de cordages. — Maîtresse, les barques sont en sûreté. (Il pose, au fond, les cordages.)
MARIANNE. — Bon ! je vais voir par moi-même… (Elle se retourne vers Jeanine.) Si Landry veut quinze écus de ces filets en loques, je les lui donnerai, par bonté d’âme.
JEANINE. — Non ! tu lui diras cela… Quinze écus, il me battrait ! (Elle entre dans la maison, avec un geste d’effroi. Marianne sort par la gauche.)
GERVAIS. — La pauvre femme ! elle est désormais seule au monde… (Regardant vers la gauche.) Quels sont donc ces inconnus ? Sans doute ils viennent du navire qui s’est abrité dans la baie de Grâce. (Richard et Lulu entrent par le fond. Gervais, sans les regarder davantage, retourne au fond, près des cordages qu’il roule et qu’il emporte.)

SCÈNE V
 
RICHARD, LULU, puis GERVAIS.

RICHARD, s’arrêtant au fond, la main appuyée à l’épaule de Lulu. — C’est ici, regarde, mon enfant. Là-bas, dans l’île lointaine où tu es née, parmi les verdures géantes, les arbres aux fleurs de pourpre et d’or, souvent je t’ai parlé de l’âpre et dur rocher natal. Regarde, c’est ici. (Tous deux descendent en scène.)
LULU. — Oh ! maître, comme ces pierres sont nues, comme ce ciel est sévère, comme cette île est triste et petite, à côté du vaste et joyeux monde ! Oh ! mon île de là-bas, si verte, si claire, si parfumée, et toutes les autres îles, et les continents immenses, et les mers, et les océans qui jamais ne finissent !
RICHARD, souriant. — Oui, je sais, toujours par les mers, Lulu, fille adoptive de mon cœur, ma petite hirondelle voyageuse, Lulu, nom de musique et de caresse, Lulu, brise du soir dans les palmes légères, Lulu, murmure cristallin du ruisseau sous les herbes, Lulu, gazouillis parmi les branches de l’oiseau enchanteur.
LULU. — C’est pour toi que l’oiseau chante, maître, et c’est toi que partout la petite hirondelle accompagne, Lulu qui ne t’a plus quitté depuis que tu as été bon, Lulu qui ne te quittera plus dans l’éternel voyage ! (Gervais est rentré en scène. Il regarde Richard, s’étonne, hésite, puis le reconnaît, très ému. Lulu se retire un peu à l’écart, sauvagement, dès que Gervais s’avance.)
GERVAIS. — Alors, c’est bien vrai, c’est vous, patron Richard ?
RICHARD, le reconnaissant, lui serrant les mains, joyeux. — Gervais !
GERVAIS. — Je croyais bien mourir sans vous revoir.
RICHARD. — Oui, j’avais juré de ne plus revenir. Mais la tempête me ramène… Et tout va bien à la maison ?
GERVAIS. — Je ne suis plus des vôtres, j’appartiens maintenant à dame Marianne.
RICHARD, étonné. — Toi ! toi qui nous a bercés, qui nous a mis la première rame à la main !
LULU, s’avançant. — Maître, je te laisse… Ce sont les tiens, ceux d’autrefois, et je n’ai rien à faire ici. Mon cœur n’y est pas, je ne te veux que pour le toujours de demain. Mais, dès que le vent sera tombé, souviens-toi que le navire t’attend, et qu’il repartira, et nous emmènera, à jamais, par l’infini des mers.
RICHARD. — Va, Lulu, petite sauvage. Reste l’inconnu, le continuel départ pour des cieux ignorés… Gervais, reconduis-la jusqu’au navire. (Gervais, emmène Lulu par le fond. Le ciel et la mer deviennent noirs, l’ouragan grandit de plus en plus.)

SCÈNE VI
 
RICHARD, JEANINE, puis LANDRY.

JEANINE, sortant lentement de la maison, apercevons Richard, puis se jetant à son cou. — Richard !… Richard !… O Dieu bon ! sauvez-moi !
RICHARD, bouleversé. — Jeanine, qu’avez-vous ?.. Pourquoi ce cri de détresse ?
JEANINE, se dégageant. — Rien ! rien !… Qu’ai-je dit ? C’est la surprise de vous retrouver là, si brusquement, lorsque je croyais ne vous revoir jamais.
RICHARD, la regardant. — Mais vous avez pleuré, Jeanine. Votre pauvre visage, si beau, est maigri par les larmes… Vous n’êtes donc pas heureuse ?
JEANINE. — Heureuse, si, je vous l’assure… Heureuse autant qu’une femme peut l’être… (Prise de terreur en entendant Landry venir.) Ah ! Richard, cachez-vous, cachez-vous, le voici ! (Stupéfait, Richard se recule et regarde.)
LANDRY, furieux, sans voir son frère. — Quinze écus ! Marianne ose m’offrir quinze écus de ces filets qui m’en ont coûté cent !… (S’avançant sur Jeanine.) Et c’est ta faute, paresseuse qui n’as pas eu le cœur de les réparer !
JEANINE. — Ma faute ?
LANDRY. — Oui, ta faute si j’ai vendu les barques, si je vends les filets, femme de trouble et de malheur !
JEANINE. — Ma faute si tu joues, si tu bois, maintenant ?
LANDRY. — Ah ! c’est assez ! (Levant le poing sur elle.) Tais-toi !
RICHARD, lui retenant le bras. — Malheureux, tu la bats !
LANDRY, se retournant, le regardant. — Qui donc es-tu, toi qui te mêles de nos affaires ?… Richard ! tu es mon frère Richard ? tu n’es pas son fantôme ? Est-ce l’ouragan qui t’apporte ?… Et que dis-tu ? que veux-tu ? (Terrifiée, Jeanine s’est reculée et a laissé les deux hommes face à face. L’ouragan grandit toujours.)
RICHARD. — Je dis que c’est lâche à toi de la battre, et je veux que tu sois le Landry d’autrefois, mon petit frère. Tu ne te souviens donc plus ?… Nous nous sommes adorés !
LANDRY. — J’ai grandi, je suis un homme, je n’ai plus de maître.
RICHARD. — Et c’est toi qui joues, qui bois, c’est toi qui dévalises la vieille maison paternelle !
LANDRY. — Pourquoi m’as-tu laissé seul avec ces deux femmes, celle-ci qui m’a rendu fou, et l’autre, la Marianne, qui toujours me guette pour me dévorer ?… Tu étais parti, je n’avais plus de frère.
RICHARD. — Mais, si je suis parti, c’est pour ta joie, c’est pour te laisser Jeanine, et je me suis arraché le cœur, car je l’aimais !
LANDRY. — Tu l’aimais, je le savais bien, et je la corrigerai (Il veut se jeter sur elle.)
JEANINE, terrifiée. — O Richard, sauvez-moi !
RICHARD, retenant Landry. — Je te défends de la toucher.
LANDRY, voulant encore se jeter sur elle. — Elle est à moi, je la battrai, si tel est mon plaisir.
JEANINE, terrifiée. — O Richard, sauvez-moi !
RICHARD, la faisant fuir par le fond. — Va, va, pauvre femme, je te refais libre, puisque tu souffres tant. Va-t’en sous la pluie et la rafale, l’ouragan est ton hôte. (Il barre la porte du fond à Landry.)
LANDRY, voulant passer. — Richard, laisse-moi la poursuivre.
RICHARD. — Non, tu ne passeras pas.
LANDRY. — Tu l’aimes encore, et c’est pour toi que tu la prends.
RICHARD. — Tu ne passeras pas.
LANDRY. — Ah ! malheur à vous deux ! (L’ouragan éclate dans toute sa violence.)

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ACTE DEUXIÈME


La baie de Grâce. Un vallon boisé, s’ouvrant sur une baie intérieure, d’une paix édénique. Dans ce coin de terre féconde, abrité du vent, visité par des courants tièdes, une végétation formidable a poussé. Ce ne sont que plantes hautes, que verdures puissantes. À droite, le tronc d’un arbre géant se dresse, qui, de ses branches, couvre la terre d’alentour. — Dans le fond, on aperçoit la baie, d’un vert pâle, endormie ; et il y a là, immobile, un navire dont on ne voit que les mâts. — Une lumière fine, sans soleil, noie la baie d’une pure clarté élyséenne.

SCÈNE PREMIÈRE
 
JEANINE, LULU.

(Jeanine est couchée sur la mousse, au pied de l’arbre, enveloppée dans un manteau. Lulu est près d’elle, qui la veille, pendant qu’elle dort.)
LULU. — Elle était si lasse, elle s’est endormie. Telle qu’un chant de flûte, la chanson de Lulu la bercera dans son rêve, calmée et confiante. (Elle chante doucement.)L’île de joie où Lulu est née, est comme un bateau de feuillage, à l’ancre dans l’archipel parfumé. Les fleurs y sont pareilles à des lunes d’or, les fruits y ont le goût délicieux du miel. Il ne monte des herbes heureuses qu’un bruit de rires et de caresses.L’île d’amour où Lulu a grandi, semble parfois, lorsque passe la brise, frémir pour le départ. Les arbres et les filles, aux grands cœurs qui battent, y soupirent du besoin d’accompagner le soleil dans sa ronde. C’est le désir qui la soulève et qui l’emporte.L’île d’infini où Lulu aimera, est l’île voyageuse qui s’en va sur les eaux, quand le désir souffle. Elle flotte, elle vogue à l’inconnu, dans sa passion de l’astre qui jamais ne s’arrête. Toujours plus loin, et dans plus de tendresse, et dans plus de soleil.
JEANINE, s’éveillant peu à peu. — Un oiseau chante, quel est ce rêve si doux ?… (Tout à fait réveillée, reprise de frayeur.) Grand Dieu ! je me souviens !… Personne n’est-il là qui me menace ?
LULU. — Non, rassurez-vous… Le maître m’a dit de veiller sur votre sommeil, et j’ai fait bonne garde… Nous sommes seules.
JEANINE. — C’est vrai, j’ai fui, et comme une barque en détresse, j’ai couru m’abriter à la baie de Grâce… Quelle douceur et quelle paix souveraines, lorsque, près de nous, l’ouragan hurle et fait rage !
LULU. — La mer démontée broie les écueils de la côte, le vent arrache les pierres. Écoutez, écoutez !
JEANINE, qui a écouté. — Oui, oui, je l’entends. C’est une chose menaçante, effrayante, comme le malheur au loin qui toujours roule son tonnerre… Et que cet arbre est puissant, que l’ombre en est douce, embaumée !
LULU. — Par les mers, au sein des îles ignorées, il est des refuges pareils. Et c’est pour ces paradis lointains que je vais repartir, avec le maître.
JEANINE, — Parlez-vous donc de Richard, mon enfant ?
LULU. — Je parle de mon maître.
JEANINE. — Le connaissez-vous depuis longtemps ?
LULU. — Là-bas, dans l’île fortunée, quand il m’a recueillie, après le massacre des miens, j’avais douze ans, et j’en aurai bientôt quinze. Mais je le connais depuis toujours.
JEANINE. — Vous ne l’avez plus quitté ?
LULU. — Je suis son ombre qui l’accompagne. Et pourtant c’est moi qui l’emmène, c’est moi qui suis son âme voyageuse.
JEANINE, la voix tremblante. — Et vous l’aimez ?
LULU. — Mon sang est à lui, mon souffle est à lui. Il est mon maître, et je l’aime !
JEANINE, entendant un bruit de pas. — Quelqu’un vient… (Effrayée.) N’est-ce point l’autre, qui va me battre encore ?
LULU, regardant. — C’est une femme, là, parmi les verdures.
JEANINE, reconnaissant sa sœur. — Ma sœur Marianne !
LULU. — Je vais au navire chercher le maître. (Elle s’éloigne, pendant que Marianne descend en scène.)


SCÈNE II

 
JEANINE, MARIANNE.

MARIANNE. — Je pensais bien te trouver ici, dans ce lieu d’asile… Landry est chez moi, en une rage de jalousie affreuse. Et je sais tout.
JEANINE. — Que sais-tu donc, ma sœur ?
MARIANNE. — Richard a violé son serment, il est revenu, et vous attendez que l’ouragan cesse, pour que ce navire vous emporte.
JEANINE. — C’est ta jalousie à toi qui parle, ma sœur.
MARIANNE. — Ma jalousie, ah ! oui ! Mon cœur s’est rouvert et saigne atrocement.
JEANINE. — Guéris-le, ma sœur, je n’y puis rien… Menacée, battue, j’ai dû fuir et demander asile à l’arbre sacré, respecté de tous.
MARIANNE. — Est-ce donc que je dois répondre à Landry qui m’attend ? Faut-il qu’il vienne ?
JEANINE. — Qu’il ose m’arracher de ce refuge, vénéré de nos pères ! Tout Goël se lèverait contre lui.Goël ! Goël ! il est au bord de ta baie de Grâce, dans ce paradis ouvert aux naufragés, un arbre colossal et divin, l’arbre qui chante, sous lequel les créatures meurtries deviennent invincibles, libres de leur tendresse, de leurs larmes et de leur joie.
MARIANNE. — L’arbre complice, l’arbre d’amour, où s’abritent les amants coupables et qu’une sotte coutume tolère. Ah ! que ne suis-je enfin maîtresse de Goël, pour l’abattre !… Il chante, dis-tu ?
JEANINE. — Il ne chante qu’aux oreilles, aux cœurs des amants.
MARIANNE. — Reste donc dans son maléfice, sœur folle et sans pitié ! Et fais notre malheur à tous, si tu n’as pas la sagesse de te réfugier chez moi ! (Elle s’éloigne violemment.)

SCÈNE III
 
JEANINE, puis LULU et RICHARD.

JEANINE. — Chez elle ! il le faudra bien, lorsque la nuit va se faire. Mais la nuit est loin encore, et je suis là si heureuse, dans l’attente de Richard qui va venir. (Richard et Lulu paraissent parmi les hautes plantes. Lulu s’arrête et montre de loin Jeanine, sans s’approcher.)
LULU. — Maître, tu me l’avais confiée, et la voici. Puisque tu n’as plus besoin de moi, je retourne au navire. Ah ! que le beau temps revienne, et que les voiles se gonflent pour que le navire nous remporte sur la mer immense !… Je t’attends, maître, je t’attends, pour le départ ! (Elle s’éloigne.)

SCÈNE IV
 
RICHARD, JEANINE.

JEANINE. — Déjà partir, Richard, déjà m’abandonner !
RICHARD. — Non, Jeanine, pas avant d’avoir assuré votre paix.
JEANINE. — Trois longues années d’absence, et jamais la moindre nouvelle !
RICHARD. — Je m’en étais fait le serment, je n’existais plus pour vous.JEANINE. — Mais pourquoi, Richard, cette dureté qui nous met tous en larmes ?
RICHARD. — Ne parlons pas de ces choses, Jeanine… Vous êtes la femme de mon frère. C’est moi-même qui, croyant bien faire, ai mis vos mains l’une dans l’autre.
JEANINE. — Ah ! si je vous contais ces trois années maudites ! Plutôt que de retourner chez Landry, je me briserais le front contre les roches.
RICHARD. — Grand Dieu ! ai-je donc fait votre malheur ?
JEANINE, câline. — Vous souvenez-vous, Richard, du temps où j’étais jeune fille ? C’était avec vous que, les soirs d’été, j’aimais à respirer, sur un banc, le vent du large. Vous me traitiez un peu en gamine, mais vous étiez si gai, si tendre, si vaillant !
RICHARD, souriant. — Oui, Jeanine, je me souviens. Vous étiez pour moi une petite fille, car j’avais quinze ans de plus que vous. Je vous baisais sur les cheveux, quand vous vous pendiez à mes épaules. Et nous étions de grands amis.
JEANINE, de plus en plus tendre. — Et vous souvenez-vous, Richard, du jour où ma sœur Marianne a voulu me faire épouser votre frère ? J’ai pleuré dans vos bras, vos pleurs ont coulé sur mes mains. Cela était très doux et cela me déchirait !RICHARD, s’abandonnant peu à peu. — Je me souviens, Jeanine. Je ne voulais que votre bonheur à tous, et j’ai cru donner ma vie, à cette minute, pour que la vôtre fût heureuse. Je vous aimais, Jeanine, c’est pourquoi je suis parti.
JEANINE, avec éclat. — Dites-le donc, dites-le donc que vous m’aimiez, puisque vous n’avez point osé le dire ! Je vous aimais, et moi non plus je n’ai point osé, étouffée de larmes.
RICHARD. — Non ! vous ne m’aimiez pas, ne dites pas que vous m’aimiez ! J’étais votre grand frère !
JEANINE. — Vous étiez mon époux et mon roi. Je vous aimais, Richard, et je vous aime !
RICHARD, oubliant tout. — Ah ! Jeanine, femme entrée dans ma chair, dans mon âme ! Qui te rencontre, t’aime et te donne sa vie. La mer est moins profonde, moins dévorante. J’ai battu la mer sans fin, mais il n’y a que toi, je reviens à toi.Pendant trois années, d’autres étoiles se sont levées éclatantes dans d’autres cieux, des terres inconnues ont surgi sans cesse à l’horizon pour s’y effacer ensuite. Et, debout, à la proue du navire, je n’ai jamais cherché que toi, mes yeux n’ont jamais vu que toi.Malgré mon serment, me voici de retour, je t’appartiens. C’est ta force souveraine qui soufflait dans la voile, et l’ouragan qui me ramène n’est que la violence de ton désir. Prends-moi donc, rien n’est plus, ni liens, ni devoirs, ni pensées. Je ne veux vivre que de toi.
JEANINE, à son cou. — Cher amour, je suis heureuse… (Inquiète.) Mais est-ce mon cœur qui bat trop vite ? Est-ce, là-bas, les pas d’un géant qui marche ? J’entends toujours le galop d’une éternelle poursuite… Écoute, écoute !
RICHARD. — Oui, là-bas, sans cesse, autour de nous… C’est l’ouragan, cher amour. Le vent surgit, le désastre de partout nous environne, pendant que nous sommes ici, dans la paix enchantée de notre rêve.
JEANINE, l’entraînant sous l’arbre. — Viens, viens nous abriter sous l’arbre tutélaire. Il est l’asile inexpugnable… Entends-tu la divine musique ?
RICHARD. — Oui, j’entends un concert délicieux, qui m’enveloppe et me pénètre.
JEANINE. — Il chante, il chante sous la brise, l’arbre d’amour. Il chante pour nous et veut que nous nous aimions.
RICHARD. — Son tronc énorme chante, ses branches légères chantent, ses feuilles sans nombre chantent, chantent ta beauté et mon désir.
JEANINE. — À son ombre, des milliers d’oiseaux chantent notre ravissement, les mousses se réjouissent, les herbes nous caressent, tandis que ses rameaux supportent sur nos têtes la tente nuptiale.
RICHARD. — Les oiseaux chantent, les insectes chantent, l’arbre géant chante, toute la forêt et toute la terre chantent, le concert de l’éternelle vie chante, nous unit et nous emporte.
JEANINE. — Je suis comme une de ses tiges hautes, je sens la sève monter du sol dans mon être, et je renais à la lumière, et je fleuris.
RICHARD. — Comme lui, je respire largement, plein de force et de sérénité. Je suis, comme lui, puissant, immense et bon, depuis que tu m’aimes.
JEANINE. — Et je serai tienne, vêtue de ma seule chevelure, et tu me prendras toute, dans un baiser si long, si fort, que j’épuiserai, en un souffle, l’entier bonheur de l’existence.
RICHARD. — Et mes lèvres te baiseront si fort, qu’elles iront jusqu’à ton cœur, et mes bras te posséderont si fort, que ta vie se fondra dans ma vie, à jamais !
JEANINE. — Et tu m’emmèneras loin d’ici, loin de l’affreux passé, dans un bonheur sans fin.
RICHARD. — Et je t’emmènerai, dès que le vent d’espoir aura gonflé la voile du navire.
JEANINE. — Et tu m’emmèneras dans quelque île ignorée, plus verte encore, et plus douce, et plus tendre.
RICHARD. — Et je t’emmènerai dans une île d’amour et d’éternel soleil.
JEANINE ET RICHARD. — Et nous serons seuls, à jamais aux bras l’un de l’autre, et nous n’aurons pas assez, pour nous aimer et nous étreindre, de l’infini de l’espace et de l’éternité des temps. (Marianne et Landry paraissent dans le fond.)


SCÈNE V

 
RICHARD, JEANINE, MARIANNE, LANDRY.

MARIANNE, l’amenant et le retenant. — Tiens ! regarde-les.
LANDRY, farouche. — Aux bras l’un de l’autre !… Je les tuerai.
MARIANNE, le retenant. — Non, pas ici, pas dans ce lieu d’asile.
LANDRY. — Je les tuerai.
MARIANNE, le retenant. — Chez moi, cette nuit… Viens !
LANDRY. — Je les tuerai.

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ACTE TROISIÈME

Chez Marianne. La salle du rez-de-chaussée. Un intérieur de grande maison de pêcheurs, antique, rude, barbare. Des filets pendus, des cordages entassés, des voiles pliées, amoncelées dans un coin. Une large table, des chaises, des bancs de chêne, mal équarris. Un escalier de bois monte à gauche, mène à une chambre supérieure, où a couché Richard. Au fond, la porte d’entrée donnant sur la mer. À droite, la porte de la chambre de Marianne, où a couché Jeanine. Une lampe fumeuse est allumée sur la table. La nuit, avant le lever du jour. — Pendant tout l’acte, l’ouragan fait rage, au dehors. Chaque fois qu’on ouvre la porte du fond, sur les ténèbres de la mer, la rafale entre, en un souffle furieux.

SCÈNE PREMIÈRE
 
MARIANNE, GERVAIS.(Elle est assise près de la table, à côté de la lampe, songeuse et farouche. Lui, debout, au fond, tient d’une main la porte grande ouverte, et a, dans l’autre, un falot allumé.)
MARIANNE. — Quelle nuit affreuse ! L’ouragan n’a cessé de rouler son tonnerre.
GERVAIS, regardant au dehors. — Ni ciel, ni eau, rien que le chaos déchaîné des ténèbres.
MARIANNE, se retournant. — Gervais, ferme donc cette porte ! Toute la tempête qui entre fait craquer la salle.
GERVAIS. — Maîtresse, je guette les feux de nos barques… Les femmes sont là, sur le port, malgré la pluie, dans l’horrible attente, à plonger leurs pauvres yeux au fond de ce néant. (Il pose son falot par terre, près de la porte.)
LES FEMMES, au dehors. — O Dieu de bonté et de miséricorde, protège nos hommes à la mer ! Dans la rage du ciel et des eaux qui se confondent, tends-leur ta main secourable, ô Dieu de bonté et de miséricorde !
GERVAIS. — Ah ! cette lamentation des femmes dans la nuit, tandis que les hommes sont en perdition, on ne sait où !
LES FEMMES. — O Dieu de bonté et de miséricorde, rends-moi mon enfant, rends-moi mon époux, rends-moi mon père, rends-moi mon frère ! Que ta colère s’apaise, et nous te bénirons, ô Dieu de bonté et de miséricorde !
GERVAIS, s’agenouillant, répétant. — O Dieu de bonté et de miséricorde, rends-moi mon petit Pierre, rends-moi mon petit Jacques ! Ne me les prends pas comme tu m’as déjà pris mon grand fils, leur père. Et je te bénirai, ô Dieu de bonté et de miséricorde !
MARIANNE, à elle-même. — Oui, c’est terrible d’avoir ceux qu’on aime en péril de mort. Mais il en est d’autres ouragans, et j’en ai, moi, le cœur déchiré… Ferme, ferme la porte, Gervais ! Le vent va souffler la lampe. 
GERVAIS, fermant la porte. — Je n’ai pas souvenance d’une nuit pareille. Et j’ai vu tant de barques brisées, tant de corps meurtris, jetés sur le sable !… Ah ! cette vie du pêcheur, l’âpreté du flot qui tanne le visage, le danger des brisants qui raffermit le cœur, le sauvage amour de la mer qui ne lâche plus les hommes qu’elle a conquis ! Ah ! la gueuse, l’assassine, que nous maudissons en l’adorant, en nous redonnant à elle corps et âme, après ses meurtres exécrables, dès que le soleil se met à reluire !
MARIANNE, à elle-même. — Jamais cette nuit ne finira… Quatre heures. Le jour va pourtant bientôt naître.
GERVAIS. — Maîtresse, vous ne vous êtes point couchée ?
MARIANNE. — Non, je n’ai pu dormir.
GERVAIS. — Quatorze de vos barques sont en mer, et ce serait pour vous la ruine.
MARIANNE. — Quoi ? que me dis-tu… Ah ! oui, mes barques !
GERVAIS. — Et je comprends qu’avec un tel souci on ne puisse dormir… (Il va rouvrir la porte toute grande.) Seigneur, c’est la fin du monde, l’enfer n’a point de ténèbres ni de vacarme pareils !… Je vais rejoindre les femmes, je veux voir mon Pierre et mon Jacques revenir. (Il reprend son falot.)
MARIANNE. — Ferme, ferme la porte et laisse-moi !… Le vent va souffler la lampe. (Gervais sort et referme la porte.)


SCÈNE II

MARIANNE, seule. — Mes barques ! Ah ! qu’elles coulent, qu’elles périssent, et les hommes, et le monde ! Que l’ouragan redouble et qu’il emporte cette maison comme une feuille sèche ! Vent de tempête, vent de mort, souffle, souffle ! Il est dans mon cœur un ouragan plus sauvage encore.Je n’ai pu dormir, mon amour lutte contre la rage, et c’est un affreux combat où ma raison chancelle. Landry va venir, dois-je lui livrer Richard, qui dort confiant sous mon toit ? Richard, que j’adore ! Richard, grand Dieu ! sous le couteau de son frère !Ah ! le perdre, le voir là, sanglant à mes pieds, abattu, mort ! Toute ma force se brise, je l’aime trop. Mais non, qu’il meure, puisqu’il refuse d’être à moi pour se donner à une autre ! Ah ! oui, le savoir mort, plutôt qu’une autre ne me le vole ! (On frappe à la porte, elle va ouvrir.)

SCÈNE III
 
MARIANNE, LANDRY.

LANDRY, échevelé, méconnaissable. — La pluie m’aveugle, le vent m’emporte les cheveux. C’est à rendre fou. (Il a refermé vivement la porte.)
MARIANNE, ne le reconnaissant pas. — Qui donc es-tu toi, que la tempête m’amène, hagard, à moitié dévêtu ?… Ah ! oui, Landry que j’attends ! La mort est avec toi, elle t’a changé le visage… Alors, c’est toi ?
LANDRY. — À l’heure que tu m’as fixée… Ils sont là tous les deux ?
MARIANNE. — Oui, comme je te l’ai promis… Tout à l’heure, pour se rendre au navire, ils vont traverser cette salle… Ils dorment encore.
LANDRY, farouche. — Ensemble ?
MARIANNE, hors d’elle. — Ensemble, es-tu fou ?…(Désignant les deux chambres.) Non, non ! lui là-haut, elle ici, dans ma chambre… Ensemble ! grand Dieu ! est-ce que tu me verrais là, si tranquille ?
LANDRY. — Tu es donc jalouse, toi aussi ?
MARIANNE. — Jalouse, oh ! oui, jalouse… Crois-tu donc que c’est pour le plaisir de les faire tuer chez moi que je te les livre ? J’aimais Richard, tu le sais bien. S’il n’est pas à moi, je te le donne.
LANDRY. — Que m’importe ! Donne-les moi, et merci !
MARIANNE. — Et de même merci à toi, si tu venges ma torture de femme dédaignée et jalouse !
LANDRY, avec une rage croissante. — Jalouse, tu te crois jalouse ? Sais-tu seulement ce que c’est ? Tu ne l’as pas possédé, l’être aimé, tu ne connais pas la brûlure de sa chair, le goût puissant de ses lèvres ? Alors, tu ne connais rien, tu n’as rien à regretter. Ne dis pas que tu es jalouse.Mais avoir tenu dans les bras son corps délicieux, et la savoir aux bras d’un autre, quand cet autre est votre frère, qu’il est le seul homme pour qui ce corps de femme devrait être sacré, qu’il ajoute ainsi à la trahison une saveur brûlante d’abominable crime !C’est ainsi que toujours je les vois, dans leur crime de damnés, enlacés comme un nœud de serpents. Et ce sont d’affreuses images qui me hantent du spectacle des caresses perdues. Jalouse, jalouse, ah ! oui, ma chair jalouse crie d’agonie, car jamais je n’ai aimé Jeanine davantage, et seul le sang peut éteindre ce brasier de torture !
MARIANNE, écoutant. — Tais-toi, cache-toi, Richard va descendre… Mais je n’entends pas que tu te jettes sur lui comme un loup. Je veux auparavant lui parler.
LANDRY. — À quoi bon, puisqu’il doit mourir ?
MARIANNE. — Je l’aime, je veux le lui dire encore… Et ne t’avise pas de venir avant que je t’appelle. Tu me trouverais entre lui et toi… (Lui montrant un couteau sur la table.) Tiens, veux-tu ce couteau ?
LANDRY. — Merci, j’ai le mien. (Il se cache sous l’escalier, tandis que Richard paraît en haut, à la porte de la chambre.)

SCÈNE IV
 
RICHARD, MARIANNE, LANDRY, caché.

RICHARD, d’en haut. — J’ai cru que la maison allait être emportée. Ce vent terrible ne cessera donc plus ?… (Apercevant Marianne, en bas.) Ah ! vous êtes debout. Il est quatre heures, n’est-ce pas ? (Il descend.)
MARIANNE. — Oui, quatre heures. Le jour paraîtra bientôt… Alors, c’est décidé, vous emmenez Jeanine ?
RICHARD, près d’elle. — Je l’emmène et je la délivre.
MARIANNE. — Écoutez, Richard, je voudrais vous parler raison. Je ne vous dirai pas que vous commettez un crime. Mais, au nom de votre paix, au nom de votre bonheur même, réfléchissez.
RICHARD. — Elle m’aime et je l’aime.
MARIANNE. — Jeanine est l’inconstance, l’enfant capricieuse, si vite lourde aux bras qui la portent. Avec elle, vous n’aurez que la femme de désir et de mort, dont la robe, derrière elle, sème le deuil.
RICHARD. — Elle m’aime et je l’aime.
MARIANNE. — Elle vous aime… (Avec embarras.) Mais il en est une autre qui vous aime… Si vous m’aviez aimée, vous ne seriez point parti. Je voulais faire de vous le roi de cette île.
RICHARD. — J’ai tout laissé, tout donné à mon frère, pour n’emporter que mon cœur saignant.
MARIANNE, continuant. — Eh bien ! aujourd’hui, je vous offre encore la puissance. Restez, partagez Goël avec moi. N’est-ce donc rien que d’être le maître ? Comment pouvez-vous préférer Jeanine à moi, Marianne, cette petite fille à moi, la reine qui sait, qui veut et qui peut toutes choses ?
RICHARD. — Je ne désire qu’être aimé, et je ne veux qu’aimer moi-même.
MARIANNE, très humble. — Mais je vous aime, ne le voyez-vous pas ? Richard, je vous aime à en être folle. Faut-il donc que je me mette à vos genoux, moi l’orgueilleuse, la souveraine ? Je baiserai vos pieds, je serai votre esclave… Et, si tu l’exiges, j’abandonne tout, pour que tu m’emmènes. Oh ! que ce soit moi, de grâce ! Emmène-moi, emmène-moi sur ce navire, là-bas, au bout du monde !
RICHARD. — Pauvre cœur ! J’aime Jeanine et Jeanine m’aime.
MARIANNE, désespérée et sombre. — Allons ! Dieu m’est témoin que j’ai tout fait pour vous sauver. On n’empêche pas le destin. (La porte de la chambre, à droite, s’ouvre brusquement, et Jeanine entre.)


SCÈNE V

 
RICHARD, MARIANNE, JEANINE, LANDRY, caché.

JEANINE, enveloppée dans un manteau, prête au départ. — Richard, partons vite !… Quelle nuit d’affreux sommeil, hanté de cauchemars, dans le hurlement de la tempête !
MARIANNE, torturée. — Vous ne pouvez partir par un temps pareil. Attendez le jour, le vent tombera.
JEANINE, à Richard. — Non, non ! dans le vent, dans la pluie, emmène-moi, emmène-moi !… (Elle se jette dans ses bras. Landry sort de sa cachette, son couteau à la main. Marianne le retient encore.)
RICHARD, la serrant sur son cœur. — Oui, chère femme, je t’emmène, pour ton bonheur et pour le mien, à jamais aux bras l’un de l’autre ! (Marianne, désespérée, laisse passer Landry, qui vient se placer entre la porte et les amants.)
LANDRY, avec éclat, le couteau à la main. — Richard, défends-toi !
RICHARD, se retournant. — Landry, mon frère ! (Jeanine se laisse tomber sur une chaise, terrifiée, sans un cri. Marianne, farouche, regarde. Les deux hommes restent face à face.)
LANDRY. — Richard, mon frère, prends le couteau qui est là, sur cette table, et défends-toi !
RICHARD. — Un duel entre frères, non, non !
LANDRY. — Pourquoi ? Nous nous sommes aimés, tu as veillé sur mon berceau, je me suis cru longtemps ton enfant. Eh bien ! si l’un de nous est de trop aujourd’hui, pourquoi donc ne pas nous faire cette grâce dernière,  d’assurer le bonheur au plus fort ?
RICHARD. — Non, non ! pas entre frères ! Je ne me défendrai pas.
LANDRY. — Rien de plus simple, de plus brave, ni de plus fraternel, et je veux bien que tu me tues, car je souffre trop, si je ne retrouve le bonheur, en te tuant toi-même. Ou l’un ou l’autre, faisons-nous ce cadeau par tendresse et par pitié.
RICHARD. — Non, non !
LANDRY. — Alors, Richard, mon frère, je vais te tuer comme un chien.
RICHARD. — Frappe donc ! tue-moi, si tu l’oses !
LANDRY, s’affolant. — Frère exécrable, frère qui a volé la femme de son frère, tu vas mourir.
RICHARD. — Je ne te l’ai pas volée. C’est elle qui librement m’accompagne, pour fuir un maître exécré.
LANDRY. — Je te jure que tu vas mourir, si tu ne te défends pas.
RICHARD, se tournant vers Marianne. — Toi qui as dressé le guet-apens, misérable femme, que tout le sang et que toutes les larmes retombent sur ta tête !… Et tu disais m’aimer !
MARIANNE, bouleversée. — Oui, je t’aime, à ne plus savoir ce que je veux !
LANDRY, se jetant sur Richard. — Meurs donc, frère parjure, incestueux !
MARIANNE, le retenant. — Attends, je veux lui parler encore.
LANDRY. — Non, qu’il meure !
MARIANNE, dans un grand cri. — Je ne veux pas que tu le tues, je l’aime !
LANDRY. — Ah ! cœur de femme ! Pourquoi me l’as-tu livré ?… Non, qu’il meure ! (Il se jette de nouveau sur Richard, qui attend impassible. Et elle lutte furieusement contre lui, pour le retenir.)
MARIANNE, folle. — Ah ! misère, ah ! misère… Je ne veux pas ! Je vais crier, appeler au secours, et je te dénoncerai !… Ah ! non, non, pas lui ! je ne veux pas ! (Dans la lutte, elle se trouve près de la table et y prend le couteau.) Meurs, toi, oui ! toi, plutôt que lui !… Tiens, frère enragé qui veut tuer son frère ! (Et, comme Landry s’élance sur Richard, le couteau levé, elle lui plante le sien dans le dos. Il tombe ainsi qu’une masse.)
RICHARD ET JEANINE, debout, se serrant l’un contre l’autre, terrifiés. — Oh ! Dieu d’horreur et d’épouvante !
MARIANNE, le couteau encore à la main, devant le corps. — Mort !… Il l’a voulu. Comment a-t-il pu croire que je lui laisserais tuer l’homme que j’aime ? (La porte du fond s’ouvre et la tempête entre. La porte reste grande ouverte.)

SCÈNE VI
 
LES MÊMES, GERVAIS.

GERVAIS, éperdu, son falot à la main. — Maîtresse, les barques, les barques… Neuf seulement sont revenues. Les autres ont coulé, tous les hommes sont morts ! (Il pose son falot par terre, près du corps de Landry, qu’il ne voit pas.)
LES FEMMES, au dehors. — O Dieu de bonté et de miséricorde, tu m’as pris mon enfant, tu m’as pris mon époux, tu m’as pris mon père, tu m’as pris mon frère ! Et que ton vent de désastre te porte nos sanglots, ô Dieu de bonté et de miséricorde !
GERVAIS. — O Dieu de bonté et de miséricorde, comme tu m’avais pris leur père, mon fils, tu me prends mon Pierre et mon Jacques, mes deux chers petits-fils ! Et je n’ai plus personne qui m’aime, ô Dieu de bonté et de miséricorde ! (Apercevant le corps de Landry.) Lui aussi, mort ! le patron Landry !
MARIANNE, farouche. — Ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est l’ouragan… (La tempête entre plus violente par la porte ouverte. La lampe s’éteint, la scène n’est plus éclairée que par le falot, posé près du corps.) Fermez, fermez la porte ! le vent vient de souffler la lampe.
Spoiler
ACTE QUATRIÈME

Le port de Goël, un petit port rocheux, que protège une digue rudimentaire, faite de pierres amoncelées ; et, au loin, la mer semée de brisants, mais par un admirable ciel bleu qui fait étinceler les eaux. Dans le fond, on aperçoit la passe étroite qui s’ouvre sur la baie de Grâce, dont un coin des puissantes verdures apparaît. Là, derrière un promontoire qui cache la coque, émergent les voiles du navire, que va gonfler le bon vent du départ. À droite, la maison de Marianne, avec sa terrasse et son escalier, descendant à la mer. À gauche, de grands rochers, nus et fauves. Au lever du rideau, toutes les barques de pêche viennent de quitter le port : et l’on voit le vol de leurs voiles blanches, qui s’en vont, se rapetissent et disparaissent.

SCÈNE PREMIÈRE

MARIANNE, seule, regardant les voiles s’éloigner. — Voilà le calme revenu. Le ciel est pur, la mer endeuillée n’a plus sur le sable qu’une tiède caresse de femme amoureuse. Et, de nouveau, nos barques sont parties.
LES PÉCHEURS, au loin. — Chantez, les bons matelots, chantez l’espoir ! Déjà, le soleil a séché les yeux rouges des femmes ! Et les hommes, déjà, sans rancune, ont repris la mer. Bon vent et bonne pêche aux pêcheurs de Goël !
MARIANNE. — Ah ! les vaillants, les cœurs simples et forts, insoucieux du danger, que l’éternelle espérance emporte dans le souffle du large !
LES PÉCHEURS, plus lointains. — Chantez, les bons matelots, chantez la vie ! Les morts sont morts, qu’ils dorment leur sommeil ! Fais-nous vivre, mer joyeuse aujourd’hui, mer féroce demain qui nous fera mourir. Bon vent et bonne pêche aux pêcheurs de Goël !
MARIANNE. — Ah ! que le ciel reste pur, que la tempête ne les ramène pas, corps livides, roulés et meurtris sur le sable !
LES PÉCHEURS, plus lointains. — Chantez, les bons matelots, chantez la joie ! Chantez, les braves ! Et si c’est à nous de mourir, prends-nous joyeusement, ô mer, femme traîtresse, exécrée, adorée. Bon vent et bonne pêche aux pêcheurs de Goël ! (Les voix s’éteignent.)
MARIANNE. — Ils chantent, ils vont à la joie, à la vie, à l’espoir. Un rayon de soleil a suffi sur la douceur des flots. Et jamais plus tu ne luiras dans mon cœur, rayon de l’espérance et de l’oubli, jamais tu n’effaceras le sang dont ma main est trempée.Mon destin est rempli. J’ai creusé cet abîme, le mort vengeur me sépare de l’homme que j’aime. Et je vais rester seule ici, seule, grand Dieu ! et souveraine sur cette terre où l’autre dort !Non ! les soirs de tempête, lorsque la mer hurlerait, j’aurais peur, dans ma royauté. Je ne veux pas que Richard emmène Jeanine. C’est trop cruel d’être seule, de pleurer seule. Et je saurai bien la garder, pour qu’elle pleure avec moi ! (En voyant Richard et Jeanine sortir de la maison, elle se cache derrière un rocher, à gauche.)


SCÈNE II
 


RICHARD, JEANINE.

RICHARD. — Vois, Jeanine, le navire est déjà sorti de la baie de Grâce, et le voilà, derrière le promontoire, qui sèche joyeusement ses voiles au soleil… Il faut nous hâter.
JEANINE. — Je suis prête, je t’appartiens, j’irai par le monde, si ta volonté m’emporte… Mais, écoute, je fais un nouveau rêve.
RICHARD. — Un nouveau rêve ?
JEANINE, caressante. — Oui… Pourquoi donc aller chercher le bonheur si loin, lorsque désormais il peut être ici, sur cette terre étroite où nous sommes nés ?
RICHARD. — Le bonheur ici, ah ! jamais !
JEANINE. — Rien ne nous y sépare plus. La maison des aïeux attend.
RICHARD, avec un frisson. — Non, non ! Tout nous y séparerait. Ma chair tremble à l’idée seule d’y entrer… Oserais-tu donc m’embrasser là ?
JEANINE. — Mais oui, pourquoi n’y vivrions-nous pas heureux ?
RICHARD. — Ah ! femme, femme oublieuse qui rebâtit si vite son bonheur sur les ruines qu’elle a faites !… Non, non ! entre tes lèvres et les miennes, il y aurait toujours l’ombre froide de celui qui n’est plus.
JEANINE. — Maintenant qu’il est mort, je lui pardonne, et rien de lui ne reste en moi, ni tendresse, ni haine, pas même le souvenir… C’est toi que j’aime, toi seul existes.
RICHARD. — Rester ici ! es-tu donc lasse déjà du long voyage que tu fais depuis hier, dans ton ardent désir du départ ?
JEANINE, caressante. — Je ne sais, je ne suis qu’une enfant… Richard, l’île cherchée, l’île fortunée et déserte, ne serait-ce point la nôtre ? C’est si loin, tout ce bonheur que tu me promets ! Et j’ai tant de hâte d’être heureuse, d’être aimée !… Oui, lasse, je dois être lasse, peut-être lasse d’avoir déjà trop vécu notre amour dans les alarmes.
RICHARD. — Lasse d’aimer avant d’avoir aimé, éternelle amoureuse qui sème les désastres, derrière son éternel amour inassouvi ! Ta route, brève encore, est rouge du sang des cœurs que tu as broyés. Après un autre, un autre. Tu ne m’aimes plus là-bas, m’aimerais-tu ici ?… Non, non ! partons, l’espérance n’est que dans le départ.
JEANINE. — Partons, mon époux et mon maître. Je te suivrai à travers le monde, malgré la lassitude qui me brise.
RICHARD. — Je t’emmènerai dans une île d’amour et d’éternel soleil.
JEANINE ET RICHARD. — Et nous serons seuls, à jamais aux bras l’un de l’autre, et nous n’aurons pas assez, pour nous aimer et nous étreindre, de l’infini de l’espace et de l’éternité des temps ! (Ils vont s’éloigner, lorsque Marianne paraît et les arrête.)

SCÈNE III
 
RICHARD, JEANINE, MARIANNE.

MARIANNE, dans un dernier éclat de violence. — Jeanine, ma sœur, tu ne partiras pas !
JEANINE, dédaigneuse. — De quel droit, ma sœur, veux-tu donc m’asservir ?
MARIANNE. — Je suis l’aînée, et c’est moi qui commande ici.
JEANINE. — Essaye donc, sœur jalouse, tue-moi donc comme l’autre !
MARIANNE, frémissante. — Tu oses l’évoquer, abominable sœur ! C’est toi la coupable, et que le sang que j’ai versé retombe sur ta tête !
RICHARD, éperdu. — Oh ! Dieu ! les deux sœurs, maintenant, qui se déchirent !
MARIANNE. — Oui, que le mari mort, le frère mort, ressuscite, qu’il vous suive dans vos voyages, qu’il soit toujours entre vous pour glacer vos tendresses !
RICHARD. — Taisez-vous ! n’éveillez pas le spectre !
MARIANNE, bouleversée. — Mais vous ne voyez donc pas que je souffre à en mourir ? Vous ne voyez donc pas quelle lutte effroyable m’affole ? Suis-je donc méchante ? Ah ! je ne le sais plus ! Mon pauvre être n’est que douleur, et je voudrais seulement ne plus tant souffrir. Ah ! la bonté, être bonne pour moins souffrir !Je veux me vaincre, et je cède. Partez, partez, Richard, emmenez-la, je vous la donne. Mais partez, partez tout de suite, pendant que j’ai la force de vous laisser partir. Dans une minute, peut-être, je vous barrerai le chemin. Partez, soyez heureux, si vous pouvez jamais l’être ! (Elle éclate en sanglots et tombe assise sur une roche.)
JEANINE, bouleversée, la prenant dans ses bras. — Ma soeur, ma sœur… Toi qui m’as veillée, toi qui m’as aimée, je ne veux pas que tu pleures… Non, non, je ne puis te laisser dans cette torture… Ah ! nos pauvres cœurs brisés, tout ce qui s’arrache et tout ce qui sanglote en nous ! Vois, mes larmes se mêlent aux tiennes. Ne pleure pas, ne pleure pas ! (Elles pleurent aux bras l’une de l’autre.)
RICHARD. — C’est trop de sang, c’est trop de larmes. Et celle-ci qui a tué, qui me bouleverse, à pleurer comme une faible enfant amoureuse ! Et l’autre qui m’aime et que j’aime tant, toute pleurante, elle aussi, déjà lasse, en proie au doute ! Et celui qui n’est plus, l’adoré et triste frère que j’ai bercé autrefois et qui est mort, comme un loup, en voulant me dévorer !Oh ! le regret d’être venu, au hasard du terrible vent qui me poussait ! Oh ! la mélancolie affreuse d’avoir ici passé comme l’ouragan dans un ciel calme, entre deux clairs soleils, ravageant tout, saccageant tout, ne laissant que du sang et des larmes, lorsque le grand ciel bleu s’est mis à luire de nouveau sur la mer étincelante ! 

SCÈNE IV
 
LES MÊMES, LULU.

LULU. — Maître, on n’attend plus que toi. Le bon vent gonfle la voile, le navire frémit de toute sa mâture, dans sa joie de reprendre la mer… Viens, viens, maître, c’est Lulu qui t’appelle.
RICHARD. — Oui, Lulu, Lulu… Attends, attends une minute encore.
LULU. — Viens, maître, viens, hâte-toi. C’est le voyage, le départ vers les îles fortunées et lointaines, dans l’inconnu toujours rêvé, toujours fuyant, d’où la tempête hier t’a ramené pour une heure, où tu vas retourner aujourd’hui, par ce grand ciel si clair et si joyeux.Viens, maître, viens, je suis l’espérance, l’âme errante des eaux qui n’a d’autre joie que d’aller sans cesse devant elle, d’épuiser l’infini, l’au-delà de tout ce qu’on désire et de tout ce qu’on cherche, éternellement.Viens, maître, viens, je ne serai que ta passion des mers sans bornes, du monde sans limites. Viens, je te ferai découvrir d’autres îles encore, des îles parfumées comme de grandes fleurs, des îles de corail rouge où les arbres sont d’émeraude, des îles où de blanches enfants d’ivoire dansent sous la pluie d’or du soleil. Viens, et je ne serai que la fille de ton rêve, passionnée, très chaste, très pure.
RICHARD. — Lulu, Lulu, Lulu, ma petite hirondelle voyageuse… Ah ! ce chant délicieux, ce chant d’une douceur de caresse, et qui m’emmène !
LULU. — Maître, on n’attend plus que toi, et Lulu t’appelle… Viens, viens vite.
RICHARD. — Oui, je te suis, je pars avec toi, Lulu, Lulu, petite Lulu, mon désir et mon rêve… Et toi, Jeanine, reste, oui ! reste avec ta sœur Marianne !
JEANINE. — Rester, moi ! ne plus t’aimer !
RICHARD. — Ne dis pas cette chose… Depuis ce matin, tu n’es plus à moi, nous ne sommes même plus ensemble.
JEANINE. — Je te le jure, tu emportes mon cœur.
RICHARD. — Je te laisse le mien, déchiré et saignant… Et vous, Marianne, essuyez vos yeux, régnez en reine ; tout Goël est à vous, je vous le donne.
MARIANNE. — Ah ! la tristesse d’y régner seule !
RICHARD. — Régnez avec votre sœur. Consolez-la et qu’elle vous console. À toutes deux, je souhaite la paix, l’éternel beau temps que ne trouble aucun orage… Moi, je pars à jamais. Et, si mon amer souvenir peut vous être de quelque douceur, gardez-le comme le parfum de l’amour le plus fort, celui qui ne s’est point contenté ! (Les deux sœurs sont debout, appuyées à l’épaule l’une de l’autre.)
JEANINE. — Garde aussi le nôtre, et qu’il parfume ta continuelle fuite, dans la solitude.
MARIANNE. — Nous resterons ainsi, l’une sur l’autre appuyées, et nous resterons à toi, voyageur éternel.
LULU. — Maître, l’heure presse, écoute le chant d’appel.
LES MATELOTS, au loin. — Le ciel est bleu, la mer est bleue. Toutes les voiles au bon vent, et que l’ancre soit retirée ! Au large, au large !
LULU. — Viens, maître, viens dans le beau temps, viens dans la tempête.
RICHARD. — Le calme, pour un jour, s’est refait sur la mer et chez les hommes… Adieu, Jeanine !
JEANINE. — Adieu, Richard !
RICHARD. — Adieu, Marianne !
MARIANNE. — Adieu, Richard !
RICHARD. — Adieu, adieu, à jamais, pour l’éternel voyage, par l’infini des mers ! (Il s’éloigne, appuyé sur l’épaule de Lulu, tandis que les deux sœurs, les bras noués, le regardent.)
FIN
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