✒️Le délicieux cadavre
Publié : 03 mai 2020, 23:38
Puisqu'il n'y a pas de jeu littéraire,
Je vous propose un cadavre exquis : pendant quelques jours, les membres donnent 1 mot à placer dans une (courte) histoire par une plume volontaire. Et en continuant l'histoire précédente.
En attendant, je me suis essayé aux 773 mots de Damien.
D'autres volontaires ? (attention, 773 mots c'est trèèèès long, ici 7h / 3300 mots).
Accroché sur le mur aux reflets verts acide, le tableau trônait fièrement, œuvre visionnaire dispersant frissons et émoi à chaque regard. C’était une représentation de la catharsis d’un dieu païen, réprimé pour avoir condamné à l’éternelle solitude une femme à la croyance apostolique. En arrière-plan, le ciel peint de teintes d’or, un horizon onirique, de mystère et passion, où l’exode d’un nuage esseulé réprime la réalité. Dans la luxure de courbes fuyantes, c’est une Eve unique que l’on admire danser. Pétrie de désespoir, sa beauté n’égale pourtant que la désillusion de la fatalité qui l’attend. La miséricorde et l’empathie de son bourreau disparaissent à mesure que la courtisane, souillée de tristesse, transforme une spiritualité pure en cosmologie érotique. Couchée dans la nature vierge, effleurant d’une chaleur tantôt sauvage, tantôt sublime un coquelicot déposé et fleuri d’un rouge incandescent, sa peau frémie aux battements de la brise envoyée en délectation par ce sirocco échaudé. Ce vent aléatoire saupoudre dans la chevelure de l’élue la politesse des rois, à mordre sa crinière avec une tentation à peine retenue. La scène aurait respiré liberté espoir et insouciance si la trahison de la nymphe n’avait éveillé dans l’âme divine la profane colère. La pureté relative, les absolutismes des espoirs charnels, la vertu et l’éternité, constituaient un blasphème qui condamnerait la protagoniste à un mausolée certain.
Le bouillon d’émotion de cette œuvre sublime laissait Bruno laconique, qui dans la délectation de ses sens trouvait une vérité éphémère, une humanité pessimiste et ineffable, la désolation et la joie, somme tout l’humilité. D’un sourire infini, il épancha son acrimonie dans l’illusion d’une larme candide, retenant son cœur tango de blêmir et anéantir cet instant improbable. D’un mot, l’artisan du songe s’exclame :
« Nous sommes à l’orée de la déchéance, aux prémices de la décroissance. Nous sommes l’abandon et les mensonges, le capitalisme et la polarité, marin sur le Styx, laissant le rivage s’éloigner, dans les tourbillons du temps et la tempête de la rentabilité. Nous sommes billets et salaire, voiture et mobylette, quand l’amour inconditionnel ne devrait éveiller que symbiose et alchimie. Nous sommes perdus sur la plage de l’ardeur, nous sommes la dictature de l’ignorance, les empereurs des dividendes, échoués et serviles, à croire qu’au hasard de l’impossible nous avons quelques valeurs. Nous jonglons, sable entre les doigts, entre le plaisir et le sexe, entre la mascarade du regret et d’apologie de l’égoïsme. Au syncrétisme de notre opéra, il n’y a guère plus de chanson, et dans l’infini ode à Gaïa il n’est plus d’âme à composer notre disparition. »
« Est-ce une larme qui perle à tes yeux ? » répondit Ana. « Est-ce là, dans la nostalgie de notre euphorie perdue, dans le sempiternel rêve, que tu retrouves ton innocence, ton grandiose ? La mélancolie est une brume qui ne se lève pas, c’est une ombre cachée qui nous glace le sang, un séisme de l’harmonie et de la communion. »
Ana était le diminutif d’Annabelle, Annabelle Malo. Elle avait rencontré Bruno à Varsovie, il y a 3 printemps. C’était un matin de neige, près du monument aux insurrections. La magie de la rencontre les avait unis dans une tendresse indéniablement enivrante. Partageant des cicatrices communes, ils avaient empli leurs artères d’un bonheur grandiose, d’un amour improbable. Ils avaient guéri leur solastalgie en semant dans leur corps le levain de la destinée. Ensemble, ils avaient tout visité : de Hambourg à Messine, de New York à Miami, de Rome à La Rochelle, de Florence au Pérou, l’évasion et le voyage étaient le facteur X de leur relation. La découverte était leur seule église, l’apprentissage leur seule cathédrale, l’inconnu leur seule mosquée. Ils avaient trouvé dans ces liens l’émerveillement et l’union bohème. Ils avaient écouté Brassens en Belgique, Bach à Bordeaux, admiré une lionne et son lion en Afrique et un alpaga au Brésil. Singapour et ses serpents de feu, Sedan et un faucon fou. Le recueil de leur histoire n’avait d’auteur qu’eux-mêmes, et à la plume de leur souffle avaient écrit un pamphlet de la vie, un dictionnaire des rires. Ils n’avaient plus peur de mourir, ils dévoraient inlassablement l’avenir, dansaient le boléro de Paris à Toronto, le flamenco de Lille à Sarajevo.
Mais au paroxysme de leur apesanteur, c’est la foudre qui avait de force emprisonnée leur rire. Un poignard qui avait transpercé l’énergie des âmes. Le courage de Bruno n’avait pas suffi à sauver sa famille, à sauver son père et son frangin. Raymond et Jack s’en étaient allés la même année, le même mois. Ses grands-parents les ont suivis la saison suivante. Et devant la respiration éreintée de son père, devant sa pupille qui fermait peu à peu l’horizon, c’est le crépuscule qui s’abattit soudainement sur lui. La tragédie bientôt s’étendit et l’enfant qu’il fût sombra immédiatement. Ana disparu de son esprit, et les amants désir devinrent décadence et néant. L’époque était révolue, un retour en arrière semblait impossible, la normalité s’était enfuit avec son amoureuse, comme des hirondelles au-devant de l’hiver. Perdu dans sa fragilité et son chagrin, la vulgarité l’asseyait sans répit, et il trouva son exutoire dans la déchéance. Dire qu’il était à cette époque frappé d’amnésie, d’une une apnée infinie, fut été un euphémisme. En vérité, il était dans sa propre pénitence, solitaire dans son asylum personnel, aux frontières de la psychiatrie, aux limites de l’humain. Il tomba rapidement dans un alcoolisme profond, spectateur d’une métamorphose aussi violente que ça non-conscience. Il avait perdu tout espoir, toute reconnaissance, tout respect, toute amitié, tout partage. Il n’était que le masque d’un masque, con-fine dans sa propre cicatrice, cœurs-finement labourés, attendant le messager de la mort.
Le whisky était devenu son meilleur ami, à tel point qu’il construit son propre alambic, remplissant bouteille sur bouteille si rapidement qu’il n’avait plus besoin même de bouchon. Vodka, bière, na nazdrowie était son slogan, joignant à la boisson tous les excès. D’abord le tabac, les cigarettes la gauloise, qu’il disait « cloper » à longueur de journée, remplissant ainsi plusieurs fois par jour son unique cendrier, débordant dès la fin de matinée de ses « clopes ». Puis vint la luxure : le câlin devint l’acte sexuel, la sensualité devint l’outrage. L’étreinte devint la vidange. Perdant la notion du réel, il disait « visiter le bordel le plus proche pour baiser de la putain, la première cagole rousse, de la vraie gourgandine, lui arracher son string pour lui faire un anulingus, qu’importe les hémorroïdes, lui bouffer les fesses. » C’était l’alcool qui parlait. Puis ce fût les jeux d’argent, le don devint le poker, la française des jeux. La culture devint le multimédia, il troqua Caligula pour l’ordinateur, la chapelle Sixtine pour la PS4, Pinocchio pour les mails et la 5D, Le Corbusier pour un bureau de tabac. Il avait perdu Hugo pour les burpees, Oulipo pour le consommable éphémère.
Ainsi l’utopie de son conte s’était éteinte, dans l’envie de s’annihiler, dans une apocalypse rocambolesque. Il était maintenant illusoire d’aimer, de cueillir l’espoir dans le délicieux d’une naissance, dans l’envol de la résurrection. L’humour était de l’amertume, le multiculturel était l’imbécilité, le merci était un cri. Le cuivre luisant était un bronze vert-gris.
Trois ans plus tard, c’est dans l’espoir de revivre que Bruno avait donné rendez-vous à Ana, qu’il n’avait plus revu depuis. Une retrouvaille. Il lui avait envoyé une lettre, pour deux mots : « te rencontrer ». Il souhaitait se relever, sortir de cet état, s’évader de nouveau. C’était une espérance perdue. Celle de pouvoir flâner avec son idéal, sa Valentina, sa promise. Retrouver de la douceur, s’amuser de nouveau, surmonter sa souffrance. La facilité était d’endurer l’absent, la difficulté d’arpenter les chemins de la rédemption. Dompter le yin-yang, dessiner la ligne vers le pardon, le feu ardent éteint. Espérer n’était plus suffisant, il fallait croire, il fallait fouler les asphaltes de son destin. Les mathématiques de son triomphe étaient simples : il fallait vaincre ses démons, revenir de la damnation, raccrocher le Soleil et la lumière à sa vie. Ana avait dit oui.
Peu avant leur retrouvaille, Bruno s’était érigé son propre pénitencier, un sarcophage d’auto-défenses contre l’insurrection de ses addictions. Il avait fermé le contrevent de son âme pour sillonner son esprit, tentait des libations pour trouver sa propre épectase. Au cimetière de ses espoirs, il s’était promis d’éternellement lutter pour combler la brèche de son magnifique. Partir n’était plus possible, il devait couver sa guérison, progresser dans une réinitialisation de ses vertus. Sa vision était limpide, mais la terre était en friche. Avant d’aligner les étoiles, avant de prier l’univers, il devait faire naître de son jardin les fleurs du courage, sauver de l’amputation le feu de son meurtre intérieur, celui qu’aucun soignant ne pouvait étouffer. Il se devait d’être son propre éducateur spécialisé.
Il planta rose, pivoine, tilleul et renoncule, il fit pousser des myosotis et du lys pour fuir le chrysanthème. D’une première feuille naquit une forêt, où les blés verts émeraude symbolisaient son espérance, sa résistance. Il marcha dans toute l’Europe, de Lille à Lyon, d’un volcan du Cantal à une mouette de Normandie. C’était son chemin de croix, son Graal avant le Graal, c’était ses souvenirs et son trésor. Il rencontra nombre de personnages, Loulou dans les Vosges qui faisait de la confiture de pomme-tomate, Charlie dans le Nord qui tenait une baraque à frites et jouait du hautbois. Il y avait eu Annick aussi, qui l’accueilli dans son élevage de lapin, Hélène qui malgré sa grossesse militait dans le social, luttait contre la pauvreté, invoquait la désobéissance politique et prônait sa fierté rebelle. Il y en eu tant d’autres… Annick, Christiane, Alexandra, Kasia, Colombine, Elisa, Roger, Marcel, Mano… Ils ont tous contribué à relever Bruno, à dessiner les arabesques et enluminures sur le livre de sa vie.
Et puis, il s’était reconstruit dans l’écriture, jonglant de litote en calembour, d’un mot faire luire prétérition, pour d’un rien accoucher un manuscrit. C’était peu, mais c’était suffisant. C’était vivre de nouveau dans la générosité et l’audace, dans la gratitude royale. Près de Toulouse, il travailla bénévolement dans un refuge animalier, distribuant quotidiennement la pouture. Il rencontra Massilia et Girmont, deux personnages hauts en couleurs, à la fois paysan et visionnaire, producteur et libertaire. Il s’occupa d’Hugo, un pangolin en manque d’amour, de Leila, une louve un peu fripouille, de Janice, un hérisson pugnace, et Minouche, un ornithorynque docile. Cette horde d’animaux était une vraie fratrie, une fraternité qui n’avait sa place que dans la liberté, des camarades unis sauvés d’un cirque où l’éclectique était au service de la barbarie, des « potes écorchés ». Ils étaient quinze au total, certes frappés de singularité mais vivant dans un métissage de comportement et dans une solidarité presque prolixe. Bruno, au détour de ces rencontres fortuites, avait trouvé une nouvelle famille. Il avait surtout compris qu’il pouvait construire la sienne.
Bruno avait renoncé à sa haine et son dégoût de la vie pour retourner à une vibration naturelle, à sa résilience. Sa patrie était dorénavant l’alcôve de son cœur retrouvé, l’humanitaire révolte contre sa déchéance. Il s’était perdu salamandre pour se réveiller phénix. Il avait vaincu l’hédonisme. Ana avait dit oui pour une rencontre dans le musée Moreau. Elle était vêtue d’une longue robe rouge, accompagnée d’escarpins pourpres. S’il n’avait su qu’elle avait gardé son cœur solitaire, dans un confinement tambour, il aurait cru voir Calypso à un mariage divin. Sa beauté était liberticide, son parfum de pêche embaumait la galerie principale jusqu’à la balustrade supérieure. L’iridescence de sa chevelure projetait des reflets jaune sombre et améthyste sur le marbre blanc des escaliers. Elle défiait toutes les lois de la galaxie, intimidait les planètes, éclipsait Bételgeuse, emplissait l’espace de toute sa célérité. Elle troublait Laniakea, chimère polaire, et dans l’infini de son éclat résolvait l’eschatologie. Elle était la béance et le subtil, un rubis dans les cieux. Bruno su immédiatement que les frottements de ses cheveux contre sa peau lèveraient toute la rébellion de son cœur. Ses poumons, manifestants dyonisiaques, lâcheraient toute concupiscence au premier effluve. C’était la canopée des sentiments, et à cet instant, son sang bouilli d’appréhension et de sel, champagne bouchonné, acculé par une armée de papillons, une légion d’araignées grouillant dans son ventre. C’était l’empire arachnéen ici-bas. Et elle, se tenant sublime face à une œuvre animalière, à zinzinuler sa vénusté jusqu’à son âme, chatoyait son armée de lucioles prête à envoyer les fl’âmes. Dans les yeux de Bruno, le concert n’en finissait pas. Il était un pantin pendu aux lèvres de sa flagellatrice, qui soulevait en lui et à loisir le fascinent et le chevaleresque. Il ne pouvait respirer davantage. C’était les Ardennes, impossible de s’échapper, sa vision ne pouvant qu’inspirer l’épitaphe de sa liberté. Il était sien pour toujours et à jamais. Ana n’en avait pas conscience, mais elle brillait au milieu de la galerie comme un sémaphore sur l’océan. C’était l’ancrage de tous les regards, une cascade d’émotions et de plaisirs, la garcette des âmes punies de ne pouvoir l’appréhender.
A la hauteur de sa souffrance, elle s’était retirée dans sa ferme familiale, près de Nocher. Son regard acrimonieux avait témoigné de sa déception du comportement de Bruno. Elle n’aurait pu dire qu’elle souhaitait le détester. Ce n’était pas le cas. Mais sa bougie s’était éteinte, et son miroir ne reflétait dès lors qu’une émotion rabougrie, qu’il restait à ratiboiser. Elle s’était renfermée dans le clan de la codépendance à l’onirisme, à la synesthésie, à la promiscuité clanique de sa disparition. Elle n’avait jamais cherché de preux chevalier, juste d’une âme apotropaïque qui réveillerait en elle sa bienveillance.
Un bref instant, Bruno égocentré se retourna en direction de la sortie, assailli par les munitions fugaces de son Ana. C’est à ce moment qu’elle le vit. La sentence était donnée. Il s’approcha doucement d’elle, invitant son imaginaire à la prédiction d’une quelconque discussion. Mais le shoot d’adrénaline, l’intense de son ressenti réveillait la terrafurie de sa nature, l’ithyphallique de son corps. Lui qui s’était prononcé son propre anathème devrait conquérir de nouveau son empire.
Le tableau observé par Ana était une scène de chasse paradoxale. Un cerf proche d’un réverbère, dont l’ombre enferme entre ses bois le dessin d’une licorne obscure. Au loin, une montagne domine le paysage, et à ses pieds des éoliennes qui semblent arrêtées par le temps. Deux chasseurs accroupis sur des cailloux noirs admirent le paysage, davantage intéressés par le vol des oiseaux que par le cervidé. Une hirondelle, une mésange, un corbeau, il est impossible de le discerner, mais l’oiseau chasse un octodon en compagnie d’un chiroptère au vol aléatoire. A droite, un panier de fruits déposé dans l’herbe, et abandonné au sort de pourrir peu à peu. Olive, mirabelle, marguerite, les couleurs sont pâles et le trait lisse, et rappellent le temps qui passe. Quelques gribouillages apparaissent êtres des animaux domestiques, perdus dans la vallée à l’ouest de la montagne. On peut discerner un cheval ou un poney, une chatte amoureusement coursée par un chat, et ce qui semble être une blaireautière jonchant le sol de ces mustélidés. Enfin, une rivière ou ruisseau, au centre, délivre une eau calmée aux animaux sauvages. Le paisible fait rage.
Ana fixe Bruno dans les yeux. Bruno fixe Ana dans les yeux. Le moment est long et solennel. S’enlacer n’est pas une option. Le projet respectif, bien qu’emportant la réforme de la constitution de leur cœur, ne leur permet pas dans l’immédiat une confiance aveugle. Ana est proche, Bruno oublie ses antécédents. Son âme est tatouée de cette intimité perdue, mais il ne cédera pas. Il peut se permettre de jeûner encore, de cet amour renaissant, il veut être le candidat défendu qui ravivera le concert dans le cœur d’Ana, qui rejouera de nouveaux de son piano tambour. Ses sens sont accrus, il ressent tout, il voit tout, du grondement assourdissant du robot de la machine expresso disposée à gauche de la zone de restauration, au micro-onde embaumant la galerie d’une odeur de lasagnes peu fraîches. Juste à côté, près de la boutique, un père portant la barbe choisit un caramel pour leurs enfants qui tiennent déjà un cookie entre leurs mains. La plus jeune canaille tire la veste de sa mère en répétant les mots « maman, prout », qui rétorque par les termes « gnome, frimousse ». Dans la salle annexe à la galerie, une télévision pollue allègrement une chanson live d’Abby et les béruriers diffusée doucement dans les haut-parleurs, où l’on peut distinguer distinctement comme instruments un xylophone et une guitare. Bruno reconnaît la tournée 2018 « Aztèques Studio Mafia », et le titre « Schtooumpf », qu’il sut un jour pianoter accompagné de leur vinyle. Mais le son de la télévision déforme la musique, et Bruno est assailli par l’ineptie du JT d’informations de la chaîne BFM : la rubrique sport parle de la ligue 1, la rubrique cinéma fait part d’une rumeur sur Matrix et son Neo, qui serait diffusait sur Netflix, du tournage de Kaamelott. Enfin M.Le Pen et E.Macron seraient infectés par le coronavirus, se développant tous les jours dans une nouvelle nation ; le télétravail naît, les tableurs ne seront pas orphelins. A la suite, un film d’Audiard se déroulant dans le Vercors devrait adoucir l’atmosphère.
D’un tacite accord, et toujours sans un mot, Ana et Bruno se dirigent vers le tableau suivant. C’est une œuvre satirique de la société actuelle et de la disparition de la culture : Jésus portant une couronne et assis à une table en face de la mer en « stream-live » sur internet répond « lol », téléphone dans la main gauche. Sous la table, on peut remarquer qu’il porte des charentaises d’un bleu foncé. Un boomerang en arrière-plan semble revenir droit vers l’arrière de sa tête. En bord de mer, on aperçoit un trimaran jaune encalminé et sponsorisé « Lloyd » avec à son bord ce qui semble être des migrants. Les phylactères de trois d’entre eux parodient : « Nonbstant, vertuchou, obrigado », comme pour rappeler la mort du littéraire. L’œuvre se nomme « Apero Pariat dans la Meuse».
Ni Ana, ni Bruno ne commenteront cette œuvre. Bruno pense : « l’amour est une entité subliminale qui désinhibe notre ponctuel et nous fait progresser vers l’inhumanité ubuesque de croire que nous sommes maître de notre destin. L’amour est un état fractionné de nous-même, notre propre poudre, un enfumage d’un banal éveillé, le gruppetto des fêtes clandestines où toi et moi et l’éternité sommes menteurs, con-fini ou con fit nez, où brûle le furoncle de notre concupiscence, la Phénicie interculturelle, le Pélops d’une foire circonspect, le karma polycopié et reproductible, le prépuce d’un grand manque, la sodomination des reviens. »
Et d’ajouter :
« Il se ponctue par des états assoiffés, un transhumanisme microscopique, c’est abonnir la traçabilité de notre partage, la transmission des êtres, c’est sommeiller dans la sottise de savoir, tout savoir, l’ultracrépidarianisme, l’erotographomanie et la fumisterie d’un livre commun. Je ne serai pas un desperados, je ne serai pas la délation réitérée du cœur, la filiation à la mort, le sauveteur philistin. Comment ai-je pu croire qu’il y avait, dans le gant de notre itinérance, suffisamment de place pour la didascalie qu’est l’amour ? L’amour n’est pas mot mais octosyllabe, n’est pas confin’aimant, l’amour est une cartouche dans un fusil, pastilles de poison, c’est la rage aux lèvres, la babine ulcérée, les crocs, la viande. C’est le paracétamol d’une amputation, l’origami d’une feuille d’impôt, le cocon qui brûle, les pions face à l’arène, dans le positif toujours à l’ombre de la mort. Le partiel de notre interdépendance, l’ange-line qui nous lie à la loyauté de l’entropie ; désobéir est un acte mastigophore, c’est une reddition temporaire. Nous n’écrirons pas de livre, Ana, avant faut-il vivre. »
Dans le silence retrouvé, Ana retient :
« Écorché sur la toile acide, l’amour, love, dessine en moi des labyrinthes, l’oskur pâte à mâcher que nous ingérons pour ressourcer l’apparence et la diligence, le soutien invisible qui nous tient et nous tombe. C’est la fioriture littéraire d’un mot sur un tout. Cernay, Binic, Chimay, Bayles il y autant d’église que de prêtre, et dans mon cœur un temple en feu. »
Je vous propose un cadavre exquis : pendant quelques jours, les membres donnent 1 mot à placer dans une (courte) histoire par une plume volontaire. Et en continuant l'histoire précédente.
En attendant, je me suis essayé aux 773 mots de Damien.
D'autres volontaires ? (attention, 773 mots c'est trèèèès long, ici 7h / 3300 mots).
Accroché sur le mur aux reflets verts acide, le tableau trônait fièrement, œuvre visionnaire dispersant frissons et émoi à chaque regard. C’était une représentation de la catharsis d’un dieu païen, réprimé pour avoir condamné à l’éternelle solitude une femme à la croyance apostolique. En arrière-plan, le ciel peint de teintes d’or, un horizon onirique, de mystère et passion, où l’exode d’un nuage esseulé réprime la réalité. Dans la luxure de courbes fuyantes, c’est une Eve unique que l’on admire danser. Pétrie de désespoir, sa beauté n’égale pourtant que la désillusion de la fatalité qui l’attend. La miséricorde et l’empathie de son bourreau disparaissent à mesure que la courtisane, souillée de tristesse, transforme une spiritualité pure en cosmologie érotique. Couchée dans la nature vierge, effleurant d’une chaleur tantôt sauvage, tantôt sublime un coquelicot déposé et fleuri d’un rouge incandescent, sa peau frémie aux battements de la brise envoyée en délectation par ce sirocco échaudé. Ce vent aléatoire saupoudre dans la chevelure de l’élue la politesse des rois, à mordre sa crinière avec une tentation à peine retenue. La scène aurait respiré liberté espoir et insouciance si la trahison de la nymphe n’avait éveillé dans l’âme divine la profane colère. La pureté relative, les absolutismes des espoirs charnels, la vertu et l’éternité, constituaient un blasphème qui condamnerait la protagoniste à un mausolée certain.
Le bouillon d’émotion de cette œuvre sublime laissait Bruno laconique, qui dans la délectation de ses sens trouvait une vérité éphémère, une humanité pessimiste et ineffable, la désolation et la joie, somme tout l’humilité. D’un sourire infini, il épancha son acrimonie dans l’illusion d’une larme candide, retenant son cœur tango de blêmir et anéantir cet instant improbable. D’un mot, l’artisan du songe s’exclame :
« Nous sommes à l’orée de la déchéance, aux prémices de la décroissance. Nous sommes l’abandon et les mensonges, le capitalisme et la polarité, marin sur le Styx, laissant le rivage s’éloigner, dans les tourbillons du temps et la tempête de la rentabilité. Nous sommes billets et salaire, voiture et mobylette, quand l’amour inconditionnel ne devrait éveiller que symbiose et alchimie. Nous sommes perdus sur la plage de l’ardeur, nous sommes la dictature de l’ignorance, les empereurs des dividendes, échoués et serviles, à croire qu’au hasard de l’impossible nous avons quelques valeurs. Nous jonglons, sable entre les doigts, entre le plaisir et le sexe, entre la mascarade du regret et d’apologie de l’égoïsme. Au syncrétisme de notre opéra, il n’y a guère plus de chanson, et dans l’infini ode à Gaïa il n’est plus d’âme à composer notre disparition. »
« Est-ce une larme qui perle à tes yeux ? » répondit Ana. « Est-ce là, dans la nostalgie de notre euphorie perdue, dans le sempiternel rêve, que tu retrouves ton innocence, ton grandiose ? La mélancolie est une brume qui ne se lève pas, c’est une ombre cachée qui nous glace le sang, un séisme de l’harmonie et de la communion. »
Ana était le diminutif d’Annabelle, Annabelle Malo. Elle avait rencontré Bruno à Varsovie, il y a 3 printemps. C’était un matin de neige, près du monument aux insurrections. La magie de la rencontre les avait unis dans une tendresse indéniablement enivrante. Partageant des cicatrices communes, ils avaient empli leurs artères d’un bonheur grandiose, d’un amour improbable. Ils avaient guéri leur solastalgie en semant dans leur corps le levain de la destinée. Ensemble, ils avaient tout visité : de Hambourg à Messine, de New York à Miami, de Rome à La Rochelle, de Florence au Pérou, l’évasion et le voyage étaient le facteur X de leur relation. La découverte était leur seule église, l’apprentissage leur seule cathédrale, l’inconnu leur seule mosquée. Ils avaient trouvé dans ces liens l’émerveillement et l’union bohème. Ils avaient écouté Brassens en Belgique, Bach à Bordeaux, admiré une lionne et son lion en Afrique et un alpaga au Brésil. Singapour et ses serpents de feu, Sedan et un faucon fou. Le recueil de leur histoire n’avait d’auteur qu’eux-mêmes, et à la plume de leur souffle avaient écrit un pamphlet de la vie, un dictionnaire des rires. Ils n’avaient plus peur de mourir, ils dévoraient inlassablement l’avenir, dansaient le boléro de Paris à Toronto, le flamenco de Lille à Sarajevo.
Mais au paroxysme de leur apesanteur, c’est la foudre qui avait de force emprisonnée leur rire. Un poignard qui avait transpercé l’énergie des âmes. Le courage de Bruno n’avait pas suffi à sauver sa famille, à sauver son père et son frangin. Raymond et Jack s’en étaient allés la même année, le même mois. Ses grands-parents les ont suivis la saison suivante. Et devant la respiration éreintée de son père, devant sa pupille qui fermait peu à peu l’horizon, c’est le crépuscule qui s’abattit soudainement sur lui. La tragédie bientôt s’étendit et l’enfant qu’il fût sombra immédiatement. Ana disparu de son esprit, et les amants désir devinrent décadence et néant. L’époque était révolue, un retour en arrière semblait impossible, la normalité s’était enfuit avec son amoureuse, comme des hirondelles au-devant de l’hiver. Perdu dans sa fragilité et son chagrin, la vulgarité l’asseyait sans répit, et il trouva son exutoire dans la déchéance. Dire qu’il était à cette époque frappé d’amnésie, d’une une apnée infinie, fut été un euphémisme. En vérité, il était dans sa propre pénitence, solitaire dans son asylum personnel, aux frontières de la psychiatrie, aux limites de l’humain. Il tomba rapidement dans un alcoolisme profond, spectateur d’une métamorphose aussi violente que ça non-conscience. Il avait perdu tout espoir, toute reconnaissance, tout respect, toute amitié, tout partage. Il n’était que le masque d’un masque, con-fine dans sa propre cicatrice, cœurs-finement labourés, attendant le messager de la mort.
Le whisky était devenu son meilleur ami, à tel point qu’il construit son propre alambic, remplissant bouteille sur bouteille si rapidement qu’il n’avait plus besoin même de bouchon. Vodka, bière, na nazdrowie était son slogan, joignant à la boisson tous les excès. D’abord le tabac, les cigarettes la gauloise, qu’il disait « cloper » à longueur de journée, remplissant ainsi plusieurs fois par jour son unique cendrier, débordant dès la fin de matinée de ses « clopes ». Puis vint la luxure : le câlin devint l’acte sexuel, la sensualité devint l’outrage. L’étreinte devint la vidange. Perdant la notion du réel, il disait « visiter le bordel le plus proche pour baiser de la putain, la première cagole rousse, de la vraie gourgandine, lui arracher son string pour lui faire un anulingus, qu’importe les hémorroïdes, lui bouffer les fesses. » C’était l’alcool qui parlait. Puis ce fût les jeux d’argent, le don devint le poker, la française des jeux. La culture devint le multimédia, il troqua Caligula pour l’ordinateur, la chapelle Sixtine pour la PS4, Pinocchio pour les mails et la 5D, Le Corbusier pour un bureau de tabac. Il avait perdu Hugo pour les burpees, Oulipo pour le consommable éphémère.
Ainsi l’utopie de son conte s’était éteinte, dans l’envie de s’annihiler, dans une apocalypse rocambolesque. Il était maintenant illusoire d’aimer, de cueillir l’espoir dans le délicieux d’une naissance, dans l’envol de la résurrection. L’humour était de l’amertume, le multiculturel était l’imbécilité, le merci était un cri. Le cuivre luisant était un bronze vert-gris.
Trois ans plus tard, c’est dans l’espoir de revivre que Bruno avait donné rendez-vous à Ana, qu’il n’avait plus revu depuis. Une retrouvaille. Il lui avait envoyé une lettre, pour deux mots : « te rencontrer ». Il souhaitait se relever, sortir de cet état, s’évader de nouveau. C’était une espérance perdue. Celle de pouvoir flâner avec son idéal, sa Valentina, sa promise. Retrouver de la douceur, s’amuser de nouveau, surmonter sa souffrance. La facilité était d’endurer l’absent, la difficulté d’arpenter les chemins de la rédemption. Dompter le yin-yang, dessiner la ligne vers le pardon, le feu ardent éteint. Espérer n’était plus suffisant, il fallait croire, il fallait fouler les asphaltes de son destin. Les mathématiques de son triomphe étaient simples : il fallait vaincre ses démons, revenir de la damnation, raccrocher le Soleil et la lumière à sa vie. Ana avait dit oui.
Peu avant leur retrouvaille, Bruno s’était érigé son propre pénitencier, un sarcophage d’auto-défenses contre l’insurrection de ses addictions. Il avait fermé le contrevent de son âme pour sillonner son esprit, tentait des libations pour trouver sa propre épectase. Au cimetière de ses espoirs, il s’était promis d’éternellement lutter pour combler la brèche de son magnifique. Partir n’était plus possible, il devait couver sa guérison, progresser dans une réinitialisation de ses vertus. Sa vision était limpide, mais la terre était en friche. Avant d’aligner les étoiles, avant de prier l’univers, il devait faire naître de son jardin les fleurs du courage, sauver de l’amputation le feu de son meurtre intérieur, celui qu’aucun soignant ne pouvait étouffer. Il se devait d’être son propre éducateur spécialisé.
Il planta rose, pivoine, tilleul et renoncule, il fit pousser des myosotis et du lys pour fuir le chrysanthème. D’une première feuille naquit une forêt, où les blés verts émeraude symbolisaient son espérance, sa résistance. Il marcha dans toute l’Europe, de Lille à Lyon, d’un volcan du Cantal à une mouette de Normandie. C’était son chemin de croix, son Graal avant le Graal, c’était ses souvenirs et son trésor. Il rencontra nombre de personnages, Loulou dans les Vosges qui faisait de la confiture de pomme-tomate, Charlie dans le Nord qui tenait une baraque à frites et jouait du hautbois. Il y avait eu Annick aussi, qui l’accueilli dans son élevage de lapin, Hélène qui malgré sa grossesse militait dans le social, luttait contre la pauvreté, invoquait la désobéissance politique et prônait sa fierté rebelle. Il y en eu tant d’autres… Annick, Christiane, Alexandra, Kasia, Colombine, Elisa, Roger, Marcel, Mano… Ils ont tous contribué à relever Bruno, à dessiner les arabesques et enluminures sur le livre de sa vie.
Et puis, il s’était reconstruit dans l’écriture, jonglant de litote en calembour, d’un mot faire luire prétérition, pour d’un rien accoucher un manuscrit. C’était peu, mais c’était suffisant. C’était vivre de nouveau dans la générosité et l’audace, dans la gratitude royale. Près de Toulouse, il travailla bénévolement dans un refuge animalier, distribuant quotidiennement la pouture. Il rencontra Massilia et Girmont, deux personnages hauts en couleurs, à la fois paysan et visionnaire, producteur et libertaire. Il s’occupa d’Hugo, un pangolin en manque d’amour, de Leila, une louve un peu fripouille, de Janice, un hérisson pugnace, et Minouche, un ornithorynque docile. Cette horde d’animaux était une vraie fratrie, une fraternité qui n’avait sa place que dans la liberté, des camarades unis sauvés d’un cirque où l’éclectique était au service de la barbarie, des « potes écorchés ». Ils étaient quinze au total, certes frappés de singularité mais vivant dans un métissage de comportement et dans une solidarité presque prolixe. Bruno, au détour de ces rencontres fortuites, avait trouvé une nouvelle famille. Il avait surtout compris qu’il pouvait construire la sienne.
Bruno avait renoncé à sa haine et son dégoût de la vie pour retourner à une vibration naturelle, à sa résilience. Sa patrie était dorénavant l’alcôve de son cœur retrouvé, l’humanitaire révolte contre sa déchéance. Il s’était perdu salamandre pour se réveiller phénix. Il avait vaincu l’hédonisme. Ana avait dit oui pour une rencontre dans le musée Moreau. Elle était vêtue d’une longue robe rouge, accompagnée d’escarpins pourpres. S’il n’avait su qu’elle avait gardé son cœur solitaire, dans un confinement tambour, il aurait cru voir Calypso à un mariage divin. Sa beauté était liberticide, son parfum de pêche embaumait la galerie principale jusqu’à la balustrade supérieure. L’iridescence de sa chevelure projetait des reflets jaune sombre et améthyste sur le marbre blanc des escaliers. Elle défiait toutes les lois de la galaxie, intimidait les planètes, éclipsait Bételgeuse, emplissait l’espace de toute sa célérité. Elle troublait Laniakea, chimère polaire, et dans l’infini de son éclat résolvait l’eschatologie. Elle était la béance et le subtil, un rubis dans les cieux. Bruno su immédiatement que les frottements de ses cheveux contre sa peau lèveraient toute la rébellion de son cœur. Ses poumons, manifestants dyonisiaques, lâcheraient toute concupiscence au premier effluve. C’était la canopée des sentiments, et à cet instant, son sang bouilli d’appréhension et de sel, champagne bouchonné, acculé par une armée de papillons, une légion d’araignées grouillant dans son ventre. C’était l’empire arachnéen ici-bas. Et elle, se tenant sublime face à une œuvre animalière, à zinzinuler sa vénusté jusqu’à son âme, chatoyait son armée de lucioles prête à envoyer les fl’âmes. Dans les yeux de Bruno, le concert n’en finissait pas. Il était un pantin pendu aux lèvres de sa flagellatrice, qui soulevait en lui et à loisir le fascinent et le chevaleresque. Il ne pouvait respirer davantage. C’était les Ardennes, impossible de s’échapper, sa vision ne pouvant qu’inspirer l’épitaphe de sa liberté. Il était sien pour toujours et à jamais. Ana n’en avait pas conscience, mais elle brillait au milieu de la galerie comme un sémaphore sur l’océan. C’était l’ancrage de tous les regards, une cascade d’émotions et de plaisirs, la garcette des âmes punies de ne pouvoir l’appréhender.
A la hauteur de sa souffrance, elle s’était retirée dans sa ferme familiale, près de Nocher. Son regard acrimonieux avait témoigné de sa déception du comportement de Bruno. Elle n’aurait pu dire qu’elle souhaitait le détester. Ce n’était pas le cas. Mais sa bougie s’était éteinte, et son miroir ne reflétait dès lors qu’une émotion rabougrie, qu’il restait à ratiboiser. Elle s’était renfermée dans le clan de la codépendance à l’onirisme, à la synesthésie, à la promiscuité clanique de sa disparition. Elle n’avait jamais cherché de preux chevalier, juste d’une âme apotropaïque qui réveillerait en elle sa bienveillance.
Un bref instant, Bruno égocentré se retourna en direction de la sortie, assailli par les munitions fugaces de son Ana. C’est à ce moment qu’elle le vit. La sentence était donnée. Il s’approcha doucement d’elle, invitant son imaginaire à la prédiction d’une quelconque discussion. Mais le shoot d’adrénaline, l’intense de son ressenti réveillait la terrafurie de sa nature, l’ithyphallique de son corps. Lui qui s’était prononcé son propre anathème devrait conquérir de nouveau son empire.
Le tableau observé par Ana était une scène de chasse paradoxale. Un cerf proche d’un réverbère, dont l’ombre enferme entre ses bois le dessin d’une licorne obscure. Au loin, une montagne domine le paysage, et à ses pieds des éoliennes qui semblent arrêtées par le temps. Deux chasseurs accroupis sur des cailloux noirs admirent le paysage, davantage intéressés par le vol des oiseaux que par le cervidé. Une hirondelle, une mésange, un corbeau, il est impossible de le discerner, mais l’oiseau chasse un octodon en compagnie d’un chiroptère au vol aléatoire. A droite, un panier de fruits déposé dans l’herbe, et abandonné au sort de pourrir peu à peu. Olive, mirabelle, marguerite, les couleurs sont pâles et le trait lisse, et rappellent le temps qui passe. Quelques gribouillages apparaissent êtres des animaux domestiques, perdus dans la vallée à l’ouest de la montagne. On peut discerner un cheval ou un poney, une chatte amoureusement coursée par un chat, et ce qui semble être une blaireautière jonchant le sol de ces mustélidés. Enfin, une rivière ou ruisseau, au centre, délivre une eau calmée aux animaux sauvages. Le paisible fait rage.
Ana fixe Bruno dans les yeux. Bruno fixe Ana dans les yeux. Le moment est long et solennel. S’enlacer n’est pas une option. Le projet respectif, bien qu’emportant la réforme de la constitution de leur cœur, ne leur permet pas dans l’immédiat une confiance aveugle. Ana est proche, Bruno oublie ses antécédents. Son âme est tatouée de cette intimité perdue, mais il ne cédera pas. Il peut se permettre de jeûner encore, de cet amour renaissant, il veut être le candidat défendu qui ravivera le concert dans le cœur d’Ana, qui rejouera de nouveaux de son piano tambour. Ses sens sont accrus, il ressent tout, il voit tout, du grondement assourdissant du robot de la machine expresso disposée à gauche de la zone de restauration, au micro-onde embaumant la galerie d’une odeur de lasagnes peu fraîches. Juste à côté, près de la boutique, un père portant la barbe choisit un caramel pour leurs enfants qui tiennent déjà un cookie entre leurs mains. La plus jeune canaille tire la veste de sa mère en répétant les mots « maman, prout », qui rétorque par les termes « gnome, frimousse ». Dans la salle annexe à la galerie, une télévision pollue allègrement une chanson live d’Abby et les béruriers diffusée doucement dans les haut-parleurs, où l’on peut distinguer distinctement comme instruments un xylophone et une guitare. Bruno reconnaît la tournée 2018 « Aztèques Studio Mafia », et le titre « Schtooumpf », qu’il sut un jour pianoter accompagné de leur vinyle. Mais le son de la télévision déforme la musique, et Bruno est assailli par l’ineptie du JT d’informations de la chaîne BFM : la rubrique sport parle de la ligue 1, la rubrique cinéma fait part d’une rumeur sur Matrix et son Neo, qui serait diffusait sur Netflix, du tournage de Kaamelott. Enfin M.Le Pen et E.Macron seraient infectés par le coronavirus, se développant tous les jours dans une nouvelle nation ; le télétravail naît, les tableurs ne seront pas orphelins. A la suite, un film d’Audiard se déroulant dans le Vercors devrait adoucir l’atmosphère.
D’un tacite accord, et toujours sans un mot, Ana et Bruno se dirigent vers le tableau suivant. C’est une œuvre satirique de la société actuelle et de la disparition de la culture : Jésus portant une couronne et assis à une table en face de la mer en « stream-live » sur internet répond « lol », téléphone dans la main gauche. Sous la table, on peut remarquer qu’il porte des charentaises d’un bleu foncé. Un boomerang en arrière-plan semble revenir droit vers l’arrière de sa tête. En bord de mer, on aperçoit un trimaran jaune encalminé et sponsorisé « Lloyd » avec à son bord ce qui semble être des migrants. Les phylactères de trois d’entre eux parodient : « Nonbstant, vertuchou, obrigado », comme pour rappeler la mort du littéraire. L’œuvre se nomme « Apero Pariat dans la Meuse».
Ni Ana, ni Bruno ne commenteront cette œuvre. Bruno pense : « l’amour est une entité subliminale qui désinhibe notre ponctuel et nous fait progresser vers l’inhumanité ubuesque de croire que nous sommes maître de notre destin. L’amour est un état fractionné de nous-même, notre propre poudre, un enfumage d’un banal éveillé, le gruppetto des fêtes clandestines où toi et moi et l’éternité sommes menteurs, con-fini ou con fit nez, où brûle le furoncle de notre concupiscence, la Phénicie interculturelle, le Pélops d’une foire circonspect, le karma polycopié et reproductible, le prépuce d’un grand manque, la sodomination des reviens. »
Et d’ajouter :
« Il se ponctue par des états assoiffés, un transhumanisme microscopique, c’est abonnir la traçabilité de notre partage, la transmission des êtres, c’est sommeiller dans la sottise de savoir, tout savoir, l’ultracrépidarianisme, l’erotographomanie et la fumisterie d’un livre commun. Je ne serai pas un desperados, je ne serai pas la délation réitérée du cœur, la filiation à la mort, le sauveteur philistin. Comment ai-je pu croire qu’il y avait, dans le gant de notre itinérance, suffisamment de place pour la didascalie qu’est l’amour ? L’amour n’est pas mot mais octosyllabe, n’est pas confin’aimant, l’amour est une cartouche dans un fusil, pastilles de poison, c’est la rage aux lèvres, la babine ulcérée, les crocs, la viande. C’est le paracétamol d’une amputation, l’origami d’une feuille d’impôt, le cocon qui brûle, les pions face à l’arène, dans le positif toujours à l’ombre de la mort. Le partiel de notre interdépendance, l’ange-line qui nous lie à la loyauté de l’entropie ; désobéir est un acte mastigophore, c’est une reddition temporaire. Nous n’écrirons pas de livre, Ana, avant faut-il vivre. »
Dans le silence retrouvé, Ana retient :
« Écorché sur la toile acide, l’amour, love, dessine en moi des labyrinthes, l’oskur pâte à mâcher que nous ingérons pour ressourcer l’apparence et la diligence, le soutien invisible qui nous tient et nous tombe. C’est la fioriture littéraire d’un mot sur un tout. Cernay, Binic, Chimay, Bayles il y autant d’église que de prêtre, et dans mon cœur un temple en feu. »