Mon Essenine à moi

Analyse stylistique, références, que nous cache son Art ?
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CellarDoor
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Un jour de printemps 1915, débarque à Saint-Pétersbourg un jeune paysan grand-russien au visage de chérubin, aux grands yeux bleus, aux boucles d'enfant, au sourire désarmant. Dans la trépidante capitale, aux portes de laquelle gronde la guerre germano-russe et où chacun se hâte, on remarque néanmoins son pas ailé, sa démarche souple et dansante, son allure libre et hardie « qui semble incarner l'infini des steppes et la Russie paysanne en mouvement » comme disait Pierre Pascal. Il a vingt ans, se dit poète et résolu à faire connaître ses vers dans la ville de Pouchkine et de Blok, grand maître ès poésie dont l'appréciation favorable valait alors consécration. Il se nomme Sergueï Essenine.

Son ascension est fulgurante : en quelques mois, le tout-Pétersbourg sous le charme s'arrache déjà le jeune poète en touloupe et bottes de feutre comme surgi de quelque conte russe ; et la parution, un an plus tard, de son premier recueil, Radounitsa, matérialise sa foudroyante entrée en littérature. D'année en année, la popularité d'Essenine ne cesse de grandir en Russie, portée par son chant de la terre russe qui va droit au cœur de chacun, autant que par sa vie tapageuse et son roman tumultueux avec la danseuse américaine Isadora Duncan qui l'entraîne dans son sillage quelque temps en Occident. À son retour en 1923, il est accueilli en triomphe et la police montée mobilisée pour maintenir l'ordre à la soirée que l'on organise à Moscou en son honneur. Et son suicide, un jour de décembre 1925, déclenchera une véritable épidémie de suicides parmi les jeunes poètes.

L'organe du Parti, qui n'a jamais prisé ce trublion, se mobilise désormais pour mettre un terme à ce qu'il appelle « la folie Essenine ». Boukharine, cependant le défenseur des poètes en haut lieu, dénonce avec éclat dans la Pravda qu'il dirige, ce boutefeu et son « cocktail de mâtins, d'icônes, de mômes à nichons, de cierges ardents, de boulaies, de lunes, de chiennes, de Seigneur Dieu et de nécrophilie, tout ceci noyé dans les larmes et les hoquets tragiques d'un ivrogne, tant hooligan que dévot ». L'État soviétique travaille fébrilement à sa construction : il s'agit de célébrer désormais le labeur, la vertu, l'optimisme et l'avenir radieux. Plus question d'éditer Essenine en Russie si ce n'est en version édulcorée à l'usage des écoles. Durant toute l'ère stalinienne, seul le monde du goulag, témoigne l'écrivain Varlam Chalamov, fredonne encore dans les camps la poésie du rebelle, chronique d'une mort annoncée.

Ainsi caracolent puis s'évanouissent ce que le poète lui-même appelle « les heures empoisonnées de la gloire ».

Qui est donc cet Essenine, quasi ignoré en France, et d'où vient qu'au cours d'une vie aussi courte que tourbillonnante, il ait connu ce fabuleux succès en son pays, trouvant grâce auprès de personnalités aussi diverses que poètes érudits et malfrats, paysans ou Trotski ? Car, en ce premier quart du XXe siècle, véritable âge d'or de la poésie, la concurrence est vive entre tant de tempéraments variés : Blok, Maïakovski, andelstam, Akhmatova, Pasternak, Tsvetaïeva, pour ne citer qu'eux.

Si l'on interroge l'auteur sur lui-même en 1915, il répond avec la candeur du « Jongleur de Notre-Dame » dans ce qu'il nomme son « Journal », c'est-à-dire sa poésie :

Je suis un pauvre vagabond.
Par la steppe, avec l'étoile du soir
comme le simandre
je chante Dieu.


Mais quelques années plus tard le ton change et comme s'il s'agissait d'un autre, il va répétant :

Je le suis moi-même, un mufle et un truand ;
j'ai tout du bandit de grands chemins...


De l'éternel adolescent, naïf et sincère, méditatif à ses heures, viscéralement amoureux de la nature, et passionné de lecture, au fêtard de Moscou, « hooligan » et fauteur de scandales suivi de sa bruyante troupe d'adulateurs à la Rogojine, arrogant parfois, provocateur par nature plus que par défi, quel est donc le vrai visage du poète ? En vérité, comme « la cheminée à cheval sur le toit », Essenine est écartelé entre deux vives inclinations : pour la Grande-Russie traditionnelle, jardin de son enfance dont il se dit le gardien et le héraut, et pour la Révolution (telle qu'il l'entend) qu'un bouillant tempérament appelle de ses vœux ; autrement dit entre un passé qu'il chérit et rejette tour à tour au nom d'un présent qui le frustre et le trahit. Exercice d'équilibre périlleux où coexistent rage de vivre et pulsions de mort.

Introduction de la traduction de Journal d'un poète, Essenine.

Son dernier poème (écrit avec son propre sang) :

Au revoir, mon cher ! Au revoir !
Ami, je t'ai dans ma poitrine !
Nous nous quittons; de nous revoir
Un espoir déjà se devine...

Sans mots, sans main serrée, en route !
Ton front, pourquoi le rembrunir?
Pas plus que de vivre, sans doute,
Il n'est pas nouveau de mourir.

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Il a également profondément marqué l'auteur Jim Harrison, qui entretenu une relation épistolaire imaginaire avec Essenine :

à Rose
Je n’ai pas de médailles. Je sens l’absence de leur poids sur ma poitrine. Il y a des années, j’étais ambitieux. Mais il est désormais évident qu’il ne se passera rien. Tous ces poèmes qui m’ont fait léviter à un mètre du sol ne sont pas tant oubliés que tout bonnement jamais lus. Ils ont roulé comme lunes éblouissantes vers une flaque d’eau et s’y sont noyés. Aujourd’hui on ne peut même plus retrouver cette flaque. Je suis pourtant encouragé par la façon dont tu t’es pendu, en me disant que tout ça ne compte pour rien. Toi, le poète fabuleux de la Mère Russie. Néanmoins, aujourd’hui encore, des lycéennes tiennent ton cœur mort, tes poèmes, sur leurs genoux par les brûlants après-midi d’août au bord du fleuve en attendant que leur ami sorte du travail ou que leur amant revienne de l’armée, que leurs chers animaux défunts ressuscitent. Ou qu’on les appelle à dîner. Tu trouves une vie nouvelle sur leurs genoux, tu humes leur parfum de lavande, le nuage de leur chevelure qui t’inonde, tu sens leurs pieds traîner au fil du fleuve, ou caché dans un sac tu te promènes encore au bord de la Neva. Mieux, on t’utilise à contre-emploi tel un bouquet de fleurs pour les convaincre d’ôter leur robe dans un appartement. Regarde ces tuyaux de chauffage près du plafond. La corde.

Lettres à Essenine, Harrison.



Le bonheur disait-il,
C'est une affaire d'agilité
Des mains et de l'esprit.
Les âmes maladroites, on le sait,
Sont malheureuses dans la vie.
Et peu importe que les gestes
Distordus, mensongers
Soient une source de tourments.
Dans les orages et les tempêtes,
Au cœur du quotidien fade et figé,
Dans les plus lourdes des pertes
Et quand la tristesse t'inonde,
Paraître simple et souriant
Est l'art le plus sublime au monde.

Essenine
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Nobody
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Confession d'un voyou

Je passe, les cheveux fous dans vos villages
La tête comme embrasée d'un phare qu'on allume
Au vent soumis je chante des orages
Aux champs labourés, la nuit des plages.

Les arbres, voient la lame de mon visage
Où glisse la souillure des injures
Je dis au vent l'histoire de ma chevelure
Qui m'habille et me rassure.

Je revois l'étang de mon enfance
Où les roseaux et toutes les mousses dansent
Et tous les miens qui n'ont pas eu la chance
D'avoir un fils sans espérances.

Mais ils m'aiment comme ils aiment la terre
Ingrate à leurs souffrances à leurs misères
Si quelqu'un me salissait de reproches
Il goûterait la pointe de leurs pioches.

Paysans pauvres, mes pères et mères
Attachés à la boue de cette terre
Craignant les seigneurs et leurs colères
Pauvres parents qui n'êtes même pas fiers

D'avoir un fils poète qui se promène
Dont on parle chez les rois et chez les reines
Qui dans des escarpins vernis et sages
Blesse ses pieds larges et son courage.

Mais survivent en moi comme lumières
Les ruses d'un voyou de basse terre
Devant l'enseigne d'une boucherie campagnarde
Je pense aux chevaux morts, mes camarades.

Et si je vois traîner le fiacre
Jailli d'un passé que le temps frappe
Je me revois aux noces de campagne
Parmi les chairs brûlées des paysannes.

J'aime encore ma terre
Bien qu'affligée de troncs bavards et sévères
C'est le cri sale des porcs que je préfère
A tous les discours qui m'indiffèrent.

Je suis malade d'enfance et de sourires
De frais crépuscules passés sans rien dire
Je crois voir les arbres qui s'étirent
Se réchauffer et puis s'endormir.

Au nid qui cache la couvée toute neuve
J'irai poser ma main devenue blanche
Mais l'effort sera toujours le même
Et aussi dure encore la vieille écorce.

Et toi le grand chien de mes promenades
Enroué, aveugle et bien malade
Tu tournes la queue basse dans la ferme
Sans savoir qui entre ou qui t'enferme.

Il me reste des souvenirs qui saignent
De larcins de pain dans la luzerne
Et toi et moi mangions comme des frères
Chien et enfant se partageant la terre.

Je suis toujours le même
Le sang, les désirs, les mêmes haines
Sur ce tapis de mots qui se déroule
Je pourrais jeter mon coeur à vos poules.

Bonne nuit, faucille de la lune
Brillante dans les blés qui te font brune
De ma fenêtre j'aboie des mots que j'aime
Quand dans le ciel je te vois pleine.

La nuit semble si claire
Qu'on aimerait bien mourir pour se distraire
Qu'importe si mon esprit bat la campagne
Et qu'on montre du doigt mon idéal.

Cheval presque mort et débonnaire
A ton galop sans hâte et sans mystère
J'apprends comme d'un maître solitaire
A chanter toutes les joies de la terre.

De ma tête comme d'une grappe mûre
Coule le vin chaud de ma chevelure
De mon sang sur une immense voile pure
Je veux écrire les rêves des nuits futures.
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